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1 mai 2019 3 01 /05 /mai /2019 18:49

Précisons que ce texte a été pondu en mars 2003, alors que la guerre en Irak faisait rage, la nuit suivant une réunion plénière tenue dans mon collège de ZEP suite à une recrudescence généralisée d' "incivilités". Et le concours de langues de bois et de cautères sur jambe itou qui nous y fut servi me laissa une belle colère qui préféra le silence d'un papier pour s'épancher.

Il fut remanié quelques jours plus tard après un conseil de classe particulièrement ramolli où toutes les excuses du monde furent trouvées par la hiérarchie aux élèves les plus insupportables aux yeux de tous les profs de l'équipe.

Tous les collègues auxquels j'ai fait lire ce brûlot semblaient y reconnaître leurs pensées.

 

 

I°/ Constat

Il suffit d’observer les élèves d’un collège de ZEP dans la cour ou les couloirs pour constater à quel point les jeux et les déplacements se limitent trop souvent à des bousculades et des coups. Combien l’insupportable niveau sonore indique de manière tout aussi flagrante que les paroles redeviennent des cris primaires râpeux et gutturaux incompatibles avec toute pensée, que l’injure a remplacé le discours. Il n’est pas rare de ne pas trouver dans une classe un seul élève capable d’écrire une courte phrase sans deux ou trois fautes d’orthographe ou de syntaxe.

Or on ne cesse, depuis des années, de diminuer la part de la grammaire dans l'enseignement du français, ne cessant de moquer les automatismes stériles de la conjugaison et l'orthographe, cette science des ânes qui n'apprend pas à réfléchir. Funeste erreur !

Est-il besoin de rappeler que maîtriser la syntaxe nécessite de posséder une logique élémentaire, que respecter l’orthographe permet et exige à la fois de connaître l’histoire sémantique et linguistique grâce à l’étymologie, et que la richesse du vocabulaire est la condition indispensable d’une réflexion élaborée ? On ne peut pas apprendre à penser si l’on ne peut exprimer clairement ses idées, si l’on ne maîtrise pas sa langue. Syntaxe de la phrase, synthèse de la pensée.

Certains élèves semblent ne pas avoir accédé au stade du langage et font davantage songer à un troupeau belliqueux qu’à un groupe de personnes humaines. Laissés à l’abandon, ils régressent, retournant à l’état sauvage. Il est urgent de se souvenir de cette parole d’humaniste : « On ne naît pas homme. On le devient ». Jamais acquise, la civilisation se construit à chaque génération. L’humanité se cultive.

C'est là toute la beauté de ce merveilleux terme :"les humanités". Si George W. Bush était un homme d’Etat pétri de culture classique et universelle, il serait capable d’appréhender le monde de manière moins binaire et manichéenne, en profondeur et en perspective. Si l’Américain moyen passait un peu plus de temps à lire qu’à s’immerger dans des jeux vidéo meurtriers, si le sport ne constituait pas souvent la discipline la plus prestigieuse des établissements scolaires, peut-être les Etats-Unis respecteraient-ils davantage la culture des autres peuples. Mais ils ignorent jusqu’au sens de ce mot. Ils ignorent, ivres de leur toute puissance, qu’ils sont en train de meurtrir le berceau de la civilisation, l’antique Babylone si puissante et raffinée. Comment pourraient-ils avoir conscience de ces richesses architecturales et artistiques qu’ils protègent moins que le ministère du pétrole, de la naissance des langues indo-européennes et de l’écriture, eux qui ne savent presque plus lire ?

L’absurde ravage du Rivage est insondable. (« Al Irak » signifie « le rivage » en arabe, le pays irrigué par les fleuves, la Mésopotamie.) Il est tellement plus facile d’écouter les fanatismes hurlant le nom de Dieu de part et d’autre, tandis que les certitudes s’entretuent et que les dollars s’amoncellent en chuchotant. Digression close. Retour au collège.

N’est-il toutefois pas vain de se lamenter avec nostalgie sur une inéluctable décadence de la culture occidentale ? « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » écrivait Paul Valéry au lendemain du carnage de la première guerre mondiale. Les corps furent massacrés à Verdun, les esprits le sont dans les collèges de ZEP. Les professeurs envoyés sur le front des cités ont leur lot de visions d’horreurs. Il faut voir dans quel état ils arrivent parfois dans la salle des professeurs après une heure de cours dans une classe pénible. Leur épuisement nerveux, leur délabrement moral est comparable à l’état alarmant d’un soldat traumatisé qui se réfugie dans sa tranchée après une sortie risquée sous le feu ennemi. L’Etat abandonne ses enseignants, tout comme l’état major se souciait bien peu du sort de sa chair à canon.

Sous prétexte d’égalitarisme, le collège unique est une gigantesque machine à broyer les intelligences et les énergies dans un brouhaha informe, à couper les têtes trop éveillées qui dépassent, mais aussi les mains des élèves qui ne demanderaient qu’à les exercer dans l’apprentissage d’un métier technique. Les moins à l’aise s’ennuient en perturbant la progression des autres, lesquels n’exploitent qu’une infime partie de leurs capacités intellectuelles. Et c'est alors le droit fondamental à l'éducation qui est bafoué par les perturbateurs, puisqu'ils empêchent les élèves désireux de s'instruire d'accéder au savoir. Une telle injustice est-elle acceptable au sein de l'école de la République ? Poser la question en ces termes change quelque peu la réponse toute faite opposée par les tenants de l'égalitarisme absolu.

Il ne s'agit pas de livrer aux entreprises de petits jeunes prêts à l'emploi et à l'asservissement. Il s'agit de diversifier les apprentissages selon les besoins de chacun. De faire de la pédagogie différenciée, non pas, suprême hypocrisie financière et idéologique, au sein d'une même classe de 25 ou 30 élèves, ce qui relève de la haute voltige, mais au sein d'un même établissement, avec des filières distinctes dès le collège, sans attendre le lycée. Pourquoi serait-ce plus discriminatoire à 12 ans qu'à 16 ? Il ne s'agit pas de les aiguiller vers une voie verrouillée à l'âge tendre de la Playstation. Mais de reconnaître que tous n'ont pas les mêmes centres d'intérêt, et que respecter cette évidence à l'âge explosif de l'adolescence éviterait bien du tourment à tous. Il ne s'agit en rien de créer prématurément des filières préprofessionnelles, mais de donner à de futurs citoyens qui quitteront la filière générale à 16 ans un solide bagage fondamental au lieu de pinailler sur les subtilités du passé simple ou de tel genre littéraire dont ils n'ont que faire, et dont pourtant auront besoin ceux qui continueront vers des études plus longues et qu'on ne peut donc négliger en cours. Avec des passerelles possibles en fin de chaque cycle, comme il en existe déjà entre les lycées professionnels et les autres, pour ceux qui auraient eu besoin de ce détour pour consolider leurs fondamentaux avant de reprendre ensuite des études au plus long cours. Car l'on s'adresse actuellement à un spécimen d'élève moyen qui n'existe pas, au lieu de tenir compte des spécificités de chacun. Il ne s'agit pas non plus, loin de là, de se contenter de faire lire des notices d'ordinateurs aux moins réceptifs des élèves et de renoncer à leur transmettre de grands textes. Il s'agit de les leur donner à lire, de les leur lire, parfois, quand ils ne le peuvent pas eux-mêmes, sans s'appesantir sur le nom savant de telle figure de style, sur tel détail linguistique pour goûter au pur plaisir des chefs d'oeuvre qui révèlent l'universelle puissance des grands sentiments humains. Ainsi est-il tout à fait possible de conduire toute une classe de 4ème dont pas un seul élève ne sait vraiment lire (c'est-à-dire comprendre ce qu'il lit sans ânonner) à se passionner pour Cyrano de Bergerac ou pour Le Cid. Mais ce miracle ne peut se faire sans dégâts que dans une classe assez homogène pour ne pas sacrifier ceux qui auraient besoin de connaissances plus précises. Et à quel prix, en outre ?

Avec humour, cette digne élégance du désespoir, on s’amuse de ces élèves confortablement avachis sur leurs chaises comme des pachas, attendant grassement que les humbles et besogneux professeurs déposent à leurs pieds quelques bribes de savoir, qu’ils rejettent à grands cris indignés d’altesse offensée si les offrandes ne sont pas emballées sous une apparence séduisante et assez ludique à leur goût. Je ne suis pas devenue professeur pour éventer des apprentis despotes ! Faut-il leur rappeler que les pachas étaient les détenteurs du pouvoir dans un Empire Ottoman cultivant la corruption des uns et la servitude des autres ? Ce modèle ne correspond pas exactement à l’idéal républicain que l’école est censée représenter et transmettre. L’école n’est pas un cirque ! Le professeur n’est pas un clown qui fait son numéro en mendiant les faveurs de son public.

 

 

II°/ Analyse

On a idolâtré l’enfant-roi, centrant le système scolaire autour de lui et non autour du savoir. Faut-il rappeler que le centre d’un système est immobile ? Que ce serait alors considérer les professeurs et les connaissances comme de serviles satellites gravitant autour du roi soleil, comme si c’était à la culture de s’abaisser vers l’enfant, et non à lui de s’élever vers elle ? Le grand prêtre Philippe Meirieu a oublié le sens du mot élève, celui qui s’élève, celui qu’on élève, tout comme le rôle du professeur, peau de chagrin sans cesse rétrécie, assimilée à la pauvre fonction d’animateur.

Cynique hypocrisie des uns, affligeante naïveté des autres. Incohérence, inconséquence. « C’est aux enfants d’apprendre à vivre aux adultes », entend-on ici et là de quelques bouches angélistes. Bien sûr, on peut s’inspirer de la gaieté enfantine, de l’enthousiasme juvénile, pour régénérer nos lassitudes adultes. Mais c’est à nous qu’il incombe de structurer ces énergies.

A force d’écouter les jeunes, on oublie que c’est en écoutant les adultes que l’enfant apprend à parler, que l’adolescent apprend à penser, ne serait-ce qu’en réaction contre les préceptes éducatifs. Il faut d’abord construire avant de déconstruire. Comment accomplir le rite initiatique de la révolte iconoclaste qui marque le passage à l’âge adulte si l’on n’a pas d’héritage contre lequel se rebeller ? On s’accorde à déplorer la perte des repères, mais on ne se résout pas à leur en donner. Certes, il faut comprendre à qui l’on s’adresse pour faire passer un message. Mais l’écoute est un moyen de transmettre un contenu, non une fin en soi.

Encore faut-il savoir ce que l’on veut transmettre. Et c’est là que le bât blesse. Car écouter est une attitude bien pratique et fort sympathique quand on ne sait que dire. Il suffit de voir à quel point nos sociétés idolâtrent la communication depuis le naufrage des idéologies dans lequel les idées semblent avoir sombré elles aussi.

On ne se lasse pas de la décliner sur ces deux modes privilégiés : la publicité qui remplace les pensées par les images, et les débats creux qui brassent du vide. Les campagnes électorales se déroulent maintenant sous la houlette de conseillers en marketing, vendant des hommes politiques comme des marques de lessive. « J’ai perdu cette élection ? Seule est en cause la couleur de ma cravate. Remettre en question mes idées ? Vous n’y pensez pas ! Noyées dans mes slogans sirupeux, elles s’y sont dissoutes. D’ailleurs, je ne disais pas autre chose que mon concurrent, à l’écoute comme moi des sondages de consommateurs, pardon…, d’électeurs.»

On ne sait plus que penser, on ne sait plus que transmettre, on est un adulte paumé, et on sourit, et on communique, et on écoute des injures en dodelinant de la tête. On entérine des malaises, on constate des comportements inadmissibles, et on ne propose rien pour s’y substituer. Professeur ou politique, on est à bout d’arguments, incapable d’assumer un discours structuré. Alors on propose des slogans bien pensants mais mal pensés imprimés sur des T-shirts pour masquer sa démission. On s’agite au lieu d’agir. On substitue des logos (comme ceux de Nike ou d'Adidas) au logos (celui de Platon et d’Aristote), la société de consommation à celle de la culture, le bruit au discours.

Il faut tout de même savoir que les pédagogues qui ont les faveurs des princes du rectorat continuent d’opposer béatement le savoir à la réflexion, les connaissances à l’esprit critique. On stigmatise les tenants de la transmission du savoir, accusés d’hérésie réactionnaire en pédagogie, auxquels on reproche de considérer les esprits comme des oies à gaver de connaissances alors qu’il faut « au contraire » leur « apprendre à apprendre », développer leur esprit critique, leur autonomie. De quel droit privons-nous nos élèves du savoir qui nous fut donné ? Cela s’appelle de la rétention d’informations. J’aimerais que ces théologiens de la pédagogie m’expliquent comment un élève peut réfléchir de façon pertinente s’il ne peut s’appuyer sur aucun savoir objectif. Comment ils comptent éveiller une intelligence s’ils la laissent vide. Montaigne ne se doutait pas, quand il préférait « une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine », qu’on pousserait l’absurdité jusqu’à préconiser la vacuité comme vertu.

L’esprit critique est une faculté qui ne se transmet pas, sinon par l’exemple. Elle se développe dans l’intimité d’une conscience, et uniquement si on la nourrit de connaissances suffisamment consistantes pour qu’elle puisse ensuite y tisser un réseau de références, de relations, de réflexions. Comment un élève peut-il méditer sur un problème « citoyen » s’il n’a jamais entendu parler de Voltaire ; s’il ne sait même pas conjuguer les verbes devoir et pouvoir ; si, pour lui, le mot « cité » n’évoque que sa banlieue et non l’origine de la politique grecque ? S'il croit que la guerre de 14 a eu lieu au XIVème siècle (sic) ?

Et l’on s’étonne que des enfants abandonnés au vide sidéral de leur ignorance native restent au contraire infiniment plus dépendants d’un conseil, d’une relecture adulte dès qu’ils sont confrontés à la solitude d’une tâche, si élémentaire soit-elle ? Sous prétexte de les rendre autonomes, on les a laissé mariner dans leurs questions sans leur apporter de réponses, laissant leur curiosité naturelle mourir de soif, jusqu’à ce qu’ils n’aient plus envie de savoir. On a oublié que le petit d’homme est un mammifère, qu’il dépend, plus que toute autre espèce, de ceux qui l’éduquent et le nourrissent de lait et de savoir.

Il est vrai que la diffusion des connaissances est telle, sur Internet notamment, qu’on peut croire inutile d’apprendre ce qu’il est si facile de consulter, disponible à tout moment d’un clic de souris. Mais on oublie alors qu’on ne peut chercher que ce qu’on sait déjà intuitivement, que vérifier et enrichir ses réminiscences cultivées, que ramifier ses pistes de réflexion de références nouvelles. Un esprit totalement vierge ne peut s’orienter dans un réseau si dense, si infini. Il n’a pas de repères, et se trouve à la merci de la première aberration venue.

Et l’on oublie aussi

Et l’on oublie, qu’en toute bonne conscience, qu’en toute inconscience, à force de déifier la jeunesse et de mépriser la culture transmise par les adultes, on est en train de reproduire ce qu’ont fait tous les totalitarismes du XXe siècle, du nazisme au stalinisme, des jeunesses hitlériennes aux jeunesses communistes. Tout tyran qui se respecte se doit de glorifier, de courtiser la jeunesse, de la couper des références culturelles qui lui permettraient de réfléchir et de considérer avec circonspection son endoctrinement. Quoi de plus facile à manipuler qu’une foule jeune et ignorante, quand elle ne sait pratiquer le doute cartésien en prenant distance et hauteur ? Le terrain est prêt à l’emploi pour le premier dictateur venu, et pas celui auquel on pense.

Qui sont les nouveaux tyrans ? Ils ne sont plus seulement politiques, mais économiques, mais financiers, mais médiatiques. Ce sont les « hommes pressés » de Noir Désir pour qui se « délient les cordons de la bourse », les producteurs de crétinerie télévisuelle « qui crachent la nourriture à ces yeux […] avides de [leur] pourriture, mieux que de la confiture à des cochons ». On croirait entendre Rupert Murdoch : « J’ai envahi le monde que je ne connais pas. Peu importe, j’en parle, peu importe, je sais. J’ai les hommes à mes pieds, huit milliards potentiels de crétins asservis ».

On se réserve le monopole d’un savoir verni et superficiel, et l’on maintient dans ses divertissements, au sens pascalien du terme, la masse du public qui ne sait qu’applaudir et huer sur commande aux singeries des animateurs qui s’agitent, pitoyables pantins. C’est justement cette dérive qui conduit à un élitisme pervers, réservant la culture à quelques uns, pendant qu’on maintient la majorité de la population dans une ignorance douillette et béate.

Du pain et des jeux, et surtout, qu’ils oublient de penser ! Si l’avis du dernier des imbéciles semble équivaloir, sans aucun discernement, au raisonnement du plus fin des érudits, puisque tout égale n’importe quoi, que l’opinion de Loana vaut celle d’un chercheur au CNRS quel que soit le sujet, pourquoi se fatiguer à étudier ? On annihile toute dynamique d’apprentissage. L’ascenseur social et scolaire est en panne. Ce n’est plus seulement la reproduction des élites analysée par Bourdieu, c’est la reproduction des échecs. L’idée de tolérance est dévoyée, ainsi que celle d’égalité.

Quant à l’idée de liberté si mal comprise, si desservie, peut-être les supposés gardiens du savoir embusqués dans les IUFM enfumés et englués d’idéologie dégoulinante, enseignant à des futurs professeurs un métier qu’ils n’ont souvent jamais pratiqué eux-mêmes dans les conditions auxquelles leurs stagiaires sont confrontés, peut-être pourraient-ils méditer cette phrase écrite il y a presque deux mille cinq cents ans :

« Quand le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter son enfant, quand le fils n’a ni respect ni crainte pour ses parents, quand le maître tremble devant ses élèves et les flatte, que les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues, qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent, qu’ils méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, c’est là, en toute beauté, en toute jeunesse, la naissance de la tyrannie. Ainsi l’excès de liberté aboutit à un excès de servitude, et dans l’individu, et dans l’état. »

Platon, (République, VIII, 563a-564a)

On oublie que l’autonomie est le respect d’une loi intériorisée, et non l’absence de règle, et non l’anarchie. Qu’à trop avoir crié « il est interdit d’interdire », l’autonomie n’est plus possible. Les jeunes revendiquent tous les droits des adultes sans en accepter les devoirs, sans en assumer les responsabilités. Ils veulent être traités d’égal à égal, mais ils méprisent les « vieux », terme dont certains croient en toute bonne foi qu’il s’agit d’une insulte, illusion funestement révélatrice de l’atmosphère ambiante adulant les ados. A ceux qui ne conçoivent le respect qu’à sens unique, peut-être faudrait-il rappeler que la liberté est la rétribution accordée à un homme éduqué, conscient de ses devoirs avant de réclamer ses droits.

Lorsqu’on n’est pas capable de s’imposer par sa propre volonté le respect de la loi, on obéit à celui qui l’incarne. L'éducation publique est le corrélat indissociable de la démocratie. Importer artificiellement le suffrage universel dans une population qui n'a pas accédé à l'école, c'est l'élection garantie d'un apprenti despote, c'est l'avènement des républiques bananières. Et c'est ce qui se passe ici même, dans une tragique déculturation de la population.

C’est par l’émancipation et l’éducation que les peuples ont acquis et doivent conserver la capacité d’obéir au pouvoir conceptuel des lois et non à l’arbitraire d’un pouvoir personnel. Les élèves doivent suivre le même chemin, sans en inverser les étapes. Avant d’accéder à la démocratie en obtenant le droit de vote, ils demeurent en état de minorité, soumis à l’autorité de ceux qui les éduquent ; ceux qui, étymologiquement, les nourrissent et les guident hors de l’état d’ignorance et de dépendance.

On cautionne, accusant tel bouc émissaire, tels facteurs psychologiques et sociaux, l’irresponsabilité des individus. Auteurs d’insultes, de coups, de vandalisme ? Les pauvres, comme ils doivent être mal dans leur peau ! Il n’y a plus que des phénomènes à expliquer, des victimes du système, jamais de sujets agissant et assumant, libres et doués de raison.

Sans responsabilité, pas de liberté. Sans loi interne aux consciences, sans structure intellectuelle, il faut multiplier les barrières et les garde-fous. On est alors contraint d’imposer des limites externes à celui qui est incapable de contrôler l’expression de ses instincts, celui qui obéit à ses pulsions plutôt qu’à la raison. Les animaux sans squelette ne peuvent survivre sans carapace. Voyez les mollusques…

Nous sommes maintenant engoncés dans une armure de règlements en tous genres pour avoir refusé, puis oublié de nous construire une armature éthique et intellectuelle fondamentale. Et cette jungle inextricable de lois minuscules et étriquées engendre une perverse impunité. Obèse, paralysé, le système est inefficace et inapplicable. Hegel remarque à ce sujet que si l’Etat se soucie de légiférer sur la façon de fixer les épingles à nourrice sur les langes des bébés, c’est qu’il est moribond.

Il engendre les armes de sa propre destruction. L’Etat providence s’accuse lui-même de tous les dérèglements des individus. Un accident, même consécutif à la plus irresponsable des imprudences, sera souvent considéré comme la très grande faute du « responsable hiérarchique» dangereusement assimilé à un « super parent » et accusé de n’avoir pas prévu, lui, l’absurdité potentielle des usages de tel ou tel objet. L’exigence d’assurance est telle que le devoir de réflexion semble désormais l’apanage du système, et non plus celui de l’individu. Les exemples de cette inversion insensée et périlleuse ne manquent pas.

 

 

III°/ Suggestions

On se contente de réformettes superficielles qui s’ajoutent et s’annulent, tout en évitant soigneusement de remettre le fondement de nos pratiques en question, de mener une réflexion de fond. On enduit de couches de peinture successives un édifice en ruine, fissuré jusque dans ses fondations. On s’occupe de renouveler des sanctions en aval, sans chercher en amont les causes des dysfonctionnements. Et surtout, surtout, on continue de déshumaniser les rapports humains. Au collège comme dans le reste de la société, au lieu d’assumer ses responsabilités et son discours, on préfère s’abriter, timoré, derrière une armada d’articles de lois.

On oublie qu’un professeur s’adresse à un esprit humain en pleine formation, alors qu’on se contente de gérer des groupes. On propose des dispositifs aux noms pompeux, des mesures aussi éphémères qu’elles furent mal conçues, là où il faudrait du discours, de la pensée.

On oublie que la gestion s’applique à des stocks de marchandises, à des objets inertes, non à des sujets pensants. Qu’un principe bien compris, exprimé clairement, expliqué calmement, sans faux-fuyant, sans crainte d’être accusé d’on ne sait quelle hérésie par les apôtres pudibonds du politiquement correct, serait bien plus respectueux des élèves que tous ces outils de gestion qui n’ont qu’un but : huiler des rouages rouillés dans une attitude fuyante et insaisissable pour juguler leurs révoltes plutôt que de les éclairer. Car c’est bien du retour de l’obscurantisme qu’il s’agit.

On se trompe d’alternative. On oppose l’individu à la loi. On croit que respecter la personne dans l’élève oblige à accepter les entorses à la loi, alors qu’il s’agit seulement de la lui expliquer, de s’adresser à son intelligence, la grande oubliée de l’affaire. C’est lorsque la loi n’est pas explicite qu’elle est vécue comme arbitraire, que s’insinue la dictature. C’est dans le silence des adultes que s’engouffre le malaise des jeunes.

Il suffirait de faire émerger à leur conscience les principes fondateurs d’un système qu’ils subissent sans le comprendre pour rasséréner bien des jeunes esprits vindicatifs. Sans craindre l’idée de hiérarchie. Hiérarchie des arguments, hiérarchie des valeurs et de ceux qui les incarnent.

Pas de cohésion dans la société sans cohérence de la pensée. Pas de système sans principe.

Or les règlements intérieurs des collèges n’ont ni âme, ni voix, ni corps.

1°/ Pas d’âme, car comment imaginer qu’un texte obscur de plusieurs pages écrit dans le style administratif dont on connaît la limpidité soit compris d’élèves dont la majorité maîtrise fort mal la lecture des phrases les plus simples ? Comment celui-ci peut-il atteindre sa cible s’il met sur le même plan des détails insignifiants, des mesures pratiques concernant les horaires ou la cantine, et des principes éthiques fondamentaux ? Il suffirait de mettre en exergue un principe aussi primordial que ce simple rappel :

« Tout élève doit respect et obéissance aux professeurs et à tout adulte

qui a mission de l’éduquer dans la dignité. »

Que le respect soit réciproque ne signifie pas qu’un professeur doive se justifier lorsqu’il demande à un élève de ramasser un papier par terre ou de lui donner son carnet de liaison pour y inscrire un mot. Il y a des moments pour le dialogue ; il en est d’autres pour la reconnaissance de l’autorité. Ce que beaucoup d’enfants n’ont pas intégré à leur mode de pensée et à leur comportement.

2°/ Pas de voix car souvent personne, à la rentrée, devant tous les élèves d’un même niveau assemblés, ne leur lit le règlement, ne leur en explique le fondement. Quelle force peut avoir une loi sans un minimum de solennité ? Le verdict des bulletins trimestriels aurait un peu plus de consistance s’il était prononcé par le chef d’établissement devant la classe entière. Dans certains établissements, la majorité des élèves, exceptés les délégués lors des conseils de classe, et les terribles qui atterrissent dans son bureau après avoir usé toutes nos patiences jusqu’à la rupture, n’a jamais entendu le son de la voix du principal.

3°/ Pas de corps, car nul n’incarne véritablement l’autorité dans le collège. Face à des intelligences qui ne sont pas encore arrivées à maturité, et que tout, dans leur culture et leur vie quotidienne, pousse à raisonner en termes de rapports de force, on ne peut faire l’économie d’un minimum de crainte. Tenir en respect, en imposer, c’est inspirer la reconnaissance de ce qui est juste. Le droit sans la force, vain bavardage, s’effondre. Ce n’est pas la raison du plus fort, c’est faire entendre raison en imposant silence au vacarme. Mais c’est bien moins confortable que d’être conciliant avec l’inacceptable.

Nous ne sommes pas en Utopie. Un collège de ZEP n’est pas une abbaye de Thélème, où il suffit de dire « Fais ce que tu voudras » pour que chacun soit animé de l’amour effréné de son prochain et du savoir. Il s’agirait de se donner les moyens (conceptuels et non financiers) d’offrir au système éducatif une véritable renaissance.

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14 avril 2018 6 14 /04 /avril /2018 06:53

Voici donc publiée, avec son autorisation, la lettre d'Yvon Guilcher retraçant l'histoire de la confection de cette chanson, et révélant aux sceptiques sa lecture du texte précédent mis en ligne ici, plaidoyer-réquisitoire pour la beauté des danses et musiques traditionnelles. 

 

Ma chère Anne,

Certes, ça fait du bien (à Pierre sans doute autant qu'à moi) d'avoir pour avocate une jeune femme aussi brillante que toi, mais vu ce qu'on voit déferler en ce moment sur le net, je crains qu'à trop nous encenser tu ne te fasses pas que des amis. On n'a pas besoin de répondre quand ça n'en vaut pas la peine. [...] Tes 8 pages sont admirablement troussées, c'est remarquable.[...]


Outre notre Plaidoyer pour la danse traditionnelle, tu m'as défendu aussi pour mon Je mène les loups et ça me donne envie de t'en dire plus sur la genèse de cette chanson. Je l'ai déjà fait pour T.* – il en fera ce qu'il voudra -, je vais recommencer pour toi – tu en feras ce que tu voudras.

 

 1) D'abord, je ne suis pas seul à avoir inventé des bourrées. D'autres l'ont fait aussi, certains avec compétence et talent (Baudimant, Paris, Prieur). Cela dit, je n'en connais pas (il y en a peut-être) qui aient mis des paroles sur leurs compositions, du fait qu'elles avaient une visée purement instrumentale. Pourtant, des couplets de bourrées chantées, on en trouve beaucoup dans la tradition populaire et j'ai toujours eu envie d'en accroître le stock.
 2) J'ai fait des bourrées dont le texte n'avait rien à voir avec le climat traditionnel : La Bourdonnaise  évoque les folkeux du Bourdon, j'ai fait une bourrée sur la guerre, une Décalée dont la mélodie comme la danse sont en canon et dont les paroles décrivent les figures (cf. CD de l'ADP), etc.
 3) J'ai fabriqué des bourrées qui alternent le trois temps et le deux temps (cf. Les Tisserands – récupéré depuis par les groupes folkloriques).
Rien de tout cela n'a quoi que ce soit à voir avec la tradition, sinon un rythme de bourrée.
 4) J'ai pondu des pastiches que j'ai harmonisés en "motet", c'est-à-dire de mélodies et de paroles différentes, qu'on peut chanter séparément ou toutes ensemble (Le long du chemin qui mène à la rivière + Prenez garde au loup + Ma mère me dit). Chacune de ces bourrées me paraît crédible, mais pas le traitement polyphonique, évidemment.
 5) Le reste, c'est de simples pastiches. Je mène les loups en fait partie.



Les paroles de Je mène les loups.

Je suis parti de couplets recueillis en Charolais – que m'avait communiqués jadis Gilles Lauprêtre. Il n'était pas question d'en reprendre les airs, particulièrement ringards pour mon goût, mais l'affabulation m'en convenait. D'abord parce qu'elle évoquait les "meneux de loups" que je connaissais à travers la tradition berrichonne ; ensuite parce que ces loups étaient tantôt noirs, tantôt gris, tantôt blancs, tantôt rouges. Je savais aussi ce que certains exégètes avaient voulu voir dans les blancs et les rouges. J'avais envie de les conserver (éliminant les noirs et les gris), mais d'en reconduire aussi l'ambiguïté, c'est-à-dire de ne pas les réduire au statut de symboles transparents.
Ces paroles rencontrées dans des œuvres populaires ne s'adressent pas à un public universel. Et moi, je voulais qu'elles parlent à tout le monde, tout en continuant de ne pas tout dire. Donner accès à leur mystère, en quelque sorte. Ce qui conduisait d'abord à "dépatoiser" les versions dont j'étais parti. Je ne pouvais conserver "D'zy meune les loups, laichi m'don faire, d'z' les meune pas tous". J'ai donc commencé par traduire ça dans le français qui me convenait et par éliminer "m'don faire", qui renvoie de manière trop explicite au seul meneur : je voulais qu'on ne sache pas si ce qu'on laissait faire, c'était le meneur ou les loups eux-mêmes. Je n'aimais pas non plus "j' les meune pas tous", qui ne faisait pas sens à mes yeux. J'y ai donc substitué "loin de chez nous". Enfin, j'ai supprimé les biotopes locaux (Saint Yan, Charolles), qui nuisaient à l'universalité du message. Le reste est travail d'auteur : là où l'une des versions populaires disait "les biancs s'en vont, les nés (= les noirs) restent", j'ai fait s'en aller les loups "le long de la rivière", pour avoir une rime à "laissez donc faire" et mis au futur "les rouges restent", parce que ma mélodie nécessitait une issue masculine à cet endroit-là.

Résultat final de mes interventions :



Je mène les loups, mène les loups
Laissez donc faire,
Je mène les loups, mène les loups
Loin de chez nous.
Les blancs s'en vont
Le long de la rivière,
Les blancs s'en vont,
Les rouges resteront.




Mais un seul couplet ne me suffisait pas pour enchaîner les diverses bourrées rondes recueillies au Pont Chrétien. Et je n'avais nulle envie de passer en revue les noirs et les gris. J'ai donc inventé quatre autres couplets, que j'ai ensuite ramenés à un seul. Ce couplet reprend le thème de la rivière, récurrent dans les bourrées du Bas Berry ("en passant la rivière"," passant par la rivière", "le long de la rivière", etc.). En général, toute fille qui passe cette rivière y laisse ses bas, ses jarretières, son jupon blanc – voire plus si affinités. Car les garçons de la chanson traditionnelle sont parfois des loups pour les filles. Celles qui traversent le bois ou franchissent la rivière. Jusqu'à ce que l'amour de la Belle rende la Bête charmante. J'ai donc substitué l'amant protecteur au loup prédateur, en essayant de conserver néanmoins des façons de dire traditionnelles. Cela donne un second couplet en rupture avec le précédent et qu'on ne trouve nulle part ailleurs que dans ma chanson :



Je n'irai pas
Au bord de la rivière,
Je n'irai pas,
Si mon amant n'y est pas. 




La mélodie de Je mène les loups  

Au départ, je pensais l'avoir inventée de toutes pièces. Mais on m'a vite fait remarquer que ma partie A reprenait le dessin mélodique d'une montagnarde, Les enfants du pauvre homme. J'ai dû en convenir, puisque c'était vrai. Et vu que cette montagnarde a été jouée par la Bamboche, groupe que j'ai beaucoup fréquenté au sein de Mélusine, j'en ai conclu que j'avais dû la mémoriser à mon insu et que c'était donc de cela que j'étais parti (je l'ai formulé comme ça dans ma lettre à Camille). 


Cela dit, deux remarques :
 1) L'analogie ne concerne que la partie B. Le A n'a rien à voir.
 2) Cette partie B des Enfants du pauvre homme est elle-même déjà identique à la partie B d'autres mélodies à trois temps. Par exemple certaine version en mineur de La laine des moutons, qui connut le succès dans l'entre-deux-guerres. Je n'en tire aucune conclusion quant à l'antériorité de l'une ou de l'autre, je constate seulement que c'est exactement le même air.
 3) De telles redites musicales, sorte de bernards l'ermite qui investissent toute montagnarde disponible, deviennent totalement inédites dès lors que, enlevées au trois temps, elles s'incarnent en bourrée, donnant à entendre une mélodie jamais encore entendue ailleurs. Avec Les enfants du pauvre homme et Je mène les loups, on se retrouve sur deux planètes différentes, dont les astronomes n'avaient repéré que la première. Car la seconde n'était pas seulement inconnue : elle était encore à venir. Vrai ou faux ?



Alors, quittant les références traditionnelles, voilà qu'on me signale l'Orientale, composée par Mic Baudimant, lui-même bon connaisseur de la bourrée. Je ne connaissais pas cette (belle) bourrée, on me la communique, je l'examine. Et je vois bien effectivement qu'il y a une parenté entre cette mélodie et la mienne, qui tient sans doute à ce que Baudimant et moi avons des références comparables en amont. Mais je vois surtout ce qui les oppose. Car une ressemblance éventuelle ne concernerait au mieux que la partie B de l'Orientale et la partie A des Loups. Comparer la partie A d'un air avec la partie B d'un autre, c'est inverser la logique musicale de chacune et donc passer à côté de deux mélodies qui forment différemment un tout cohérent. A quoi s'ajoute que la partie B de l'Orientale est en mineur, avec une sensible au sous-sol, alors que dans le A des Loups, c'est exactement le contraire. On n'est pas du tout dans le même climat. S'il y a quelque exotisme dans chacun de ces airs, il ne provient pas des mêmes contrées. Et puis l'Orientale, mélodie instrumentale, égrène des diminutions résolument absentes dans les Loups, bourrée chantée.


Bref, ce sont là deux mélodies parfaitement distinctes, que personne ne peut confondre, de logique divergente et non pas un réagencement de motifs de l'une à l'autre ( ce qui relèverait d'ailleurs déjà de la création, comme le soulignait Pascal : "ne venez pas me dire que je n'ai rien apporté de nouveau,"etc.).
Mais surtout : nos deux airs ne se ressemblent vraiment qu'à partir du moment où vous remplacez la partie A des Loups par la partie B de l'Orientale. Or c'est ce que j'entends faire partout sur le net : chaque fois qu'on enlève ses paroles à ma chanson, on en profite un, pour y introduire les diminutions de l'Orientale ; deux, pour lui inoculer sub cuta une sensible venue d'ailleurs et qui n'a rien à faire là. Sûr que ça rapproche, un tel copier-coller ! En somme nos deux compositions se ressemblent surtout si l'on compare l'Orientale avec l'Orientale. Là, effectivement, exeunt lupi.

Il y a une autre question que personne n'a l'air de se poser : est-ce que Je mène les loups est une belle chanson réussie ou non ? Si c'est mauvais, à quoi tient son succès ? Et si c'est réussi, prenez-y plaisir. Ce n'est pas défendu. Vrai ou faux ?

J'ai donc envie de dire aux chercheurs du vieux grimoire : écoutez plus et comparez moins. Je note d'ailleurs que Camille échappe de ce point de vue à tout reproche : elle chante ce que j'ai composé (peut-être parce qu'elle en a conservé les paroles). Et je défie quiconque de retrouver cette chanson, telle que je l'ai faite, où que ce soit avant que je lui donne vie.



Je n'ai jamais prétendu être un créateur ex nihilo. Je mène les loups n'est pas autre chose qu'une contrefaçon crédible. Les compositeurs respectifs des Loups et de l'Orientale ne sauraient nier qu'ils puisent leurs ingrédients dans le stock enchevêtré d'antécédents traditionnels eux-mêmes déjà redevables à des mélodies antérieures. Un pastiche ne peut s'écarter de ce qu'il imite. Il ne peut inventer que du déjà attesté. Si l'on n'y reconnaît pas du déjà connu, c'est que le pastiche n'en est pas un. Les refaçonnements (différents) auxquels procède chaque "faussaire" débouchent certes sur des œuvres inédites, mais ces œuvres restent des "à la manière de". Raison pour laquelle M. Baudimant, autant que je sache, n'a pas plus déposé sa composition que moi la mienne.



Cela dit, le faussaire a le devoir de revendiquer sa paternité. Car si Van Meegeren a peint des faux Vermeer, ses tableaux n'en sont pas moins d'authentiques Van Meegeren. Il ne s'agit là ni de copies, ni de plagiats. Il

s'agit d'un "à la manière de". Van Meegeren s'est certes imprégné de Vermeer, il s'est immergé dans son œuvre, mais il n'en devient pas Vermeer pour autant. Il doit donc signer son travail. Le problème est seulement que Vermeer et Van Meegeren sont deux individus identifiables, alors que la tradition est nombreuse et impersonnelle. Il y a une intertextualité des musiques traditionnelles. A fortiori des pastiches qu'en fait le revivalisme.



Enfin, pour "mettre un frein à la fureur des flots", je vois que deux pasticheuses inconnues ont ajouté un couplet à ma chanson. Je le trouve assez réussi, même s'il n'a rien à voir avec ceux que j'avais moi-même composés avant de les retirer. Le leur est plus sage que les miens (plus inquiétants). Cette compo me donnerait presque envie de révéler la mienne. Mais je me rappelle trop pourquoi j'ai enlevé ces couplets : je préférais l'asyndète mystérieuse entre les loups et l'amant à un tissu conjonctif qui n'étoffait qu'en étouffant. Il est parfois des tentations auxquelles il faut savoir renoncer.



En conclusion – pardon d'avoir été si long, je ne détaille que pour que tu saches tout -, je ne regrette pas de n'avoir pas déposé cette chanson. Elle n'était pas née pour ça. Vu son succès, il est certain que ça se serait révélé lucratif. Mais ce n'est pas ce que je cherchais. Je continuerai donc de me nourrir à la soupe populaire, ce bouillon de culture d'où elle est issue, en rappelant seulement que même les SDF ont des parents, dont il serait honnête de rappeler le nom. Car ce n'est pas Vermeer qui a peint les tableaux de Van Meegeren.


Yvon Guilcher

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4 avril 2018 3 04 /04 /avril /2018 16:16

On peut passer la longue introduction ancrée dans les circonstances de la querelle pour arriver tout de suite au corps du délit, quelques dizaines de lignes plus bas, en gros et en gras, après les "&&&".

 

 

Je ne me fais aucune illusion : tout ce que je dirai ici pourra être retenu contre moi.

Mais vous ne pouvez pas imaginer combien j’ai pris sur moi pour ne pas appuyer sur le bouton rouge de la riposte nucléaire, tant j’ai eu envie d’atomiser façon puzzle ceux qui méprisaient mes quelques interventions avec tant d’arrogance (et, sauf exception, sans l'esquisse d'un argument).

Oui, oui, vous allez me dire, comme ces gamins dans une cour de récré qui se mettent à douze contre un pour lui enfoncer des coups dans les côtes et qui répondent ensuite à qui vient les interrompre : « Mais c’était pour rire, c’était juste des bourrades amicales dans le dos. » Mais oui bien sûr. Et l’archevêque de Canterbury, il y était aussi ? D'ailleurs, même le tabassé arbore un grand sourire, pour ne pas avoir l'air de trahir ses "camarades" et peut-être aussi pour ne pas céder à ce qui tremble au fond de lui.

Pourtant, je ne vous ferai pas de procès d'intention et vous crois réellement animés des meilleures (intentions). Sans ironie. Mais les bonnes intentions pavent l'enfer avec une joyeuse énergie, comme chacun sait. Néanmoins, pour vous prouver ma bonne foi, j'irai jusqu'à user du même argument que vous : je vous prierai de croire et d'accepter, sincèrement, que la virulence de ces présentes lignes ne s'adresse en rien aux personnes que vous êtes, que j'apprécierai certainement si l'on se croise au cours d'un bal à Gennetines ou ailleurs (pour me faire pardonner, je vous paierai même une bière, et elle sera même pas empoisonnée) et que je respecte parce que gens de bonne volonté, fort bons musiciens pour ce que j'en sais, qui ont bien des mérites que je n'ai pas, de bonne compagnie manifestement, de culture aussi, car c'est tout de même agréable de voir un forum avec des gens capables de repérer un oubli d'accord du participe avec le COD antéposé, espèce en voie de disparition, et que je suis fort marrie d'avoir maltraitée moi aussi (on voudra bien d'ailleurs retenir comme circonstance atténuante le fait de n'avoir pas réussi à boucler l'ouvrage le soir, de l'avoir remis sur le métier tôt le matin et de l'avoir expédié en vitesse avant de partir bosser en courant, faisant l'économie d'une relecture suffisamment pointilleuse. Mais si je commence à vous infliger des errata à chaque coquille repérée "post postem", comme c'est leur coutume de se planquer dans le texte sous sa forme initiale et de venir narguer le coupable du haut de leur intouchabilité une fois en ligne, déjà que j'envahis le forum de posts à rallonge, vous allez vraiment avoir des raisons de vous plaindre.)

Il se trouve seulement qu'assez vite après mon débarquement dans ce milieu, j'ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes, (et pas la moindre parmi elles, on aura compris), et ce que je percevais et avais déjà commencé à analyser, toute seule comme une grande dans mon coin, avec ma petite cervelle depuis toujours fort rétive à tous les formatages et autres discours fumeux à forte teneur en idéologies de tout poil) a été en quelque sorte "validé", étayé, enrichi, documenté, approfondi, par le grand esprit dont il est question ici.

Alors non, n'en déplaise à certain guitariste et à ses co-rieurs, je ne me trouvais pas (du tout) dans un "désarroi spiritique". Ca fait juste drôlement plaisir de découvrir l'oeuvre d'un grand penseur tellement au-dessus du lot (et pas seulement sur le plan de la science, très loin de là : en tant qu'artiste aussi) et ça m'indigne de le voir moqué par moins doué que lui.

 Alors voilà : j'ai encaissé les bleus, ai ri jaune, en fus verte de rage, et maintenant, je vois rouge.


Deux semaines de silence, c'est un délai de politesse suffisant pour laisser au débat le temps de s'épanouir sans le vilain troll, nan ?.... Ah, tiens, mais il est passé où, le débat ? se dit le troll en s'essuyant poliment les pieds sur le paillasson. Sous le paillasson, comme les clefs qu'on laisse au voisin pour arroser les plantes vertes ?

 

Car apparemment, émettre un avis différent de la majorité, on appelle ça « troller ».

"Que j'aurais voulu Troll, que j'aurais pas mieux fait.

Je peux prendre une douce retraite, il y a du niveau."

Cela dit, je suis très reconnaissante à l'auteur des deux vers me considérant comme telle, qui me touchent et me flattent outre mesure. Fort honorée de la promotion qui m'est accordée. Vraiment. :)

De même que je trouve très flatteur que d'aucuns aient pu croire un instant ces interventions issues de la main du maître dont je n'ai pas honte de reconnaître la manifeste supériorité. "YG, On t'a reconnu [...] L'analyse graphologique est formelle."

Un peu comme Yvon était flatté que l'on pût croire sa chanson traditionnelle, preuve que le pastiche était réussi (mais inutile de relancer le débat sur ce point. D'ailleurs, le récit détaillé de la genèse de ladite chanson aurait déjà dû éclairer les obscurités de l'affaire. Et vu que ça n'a pas été fait ailleurs, je le publierai ici...)

Flatteur, mais aussi un peu vexant et révélateur d'un conformisme qui vous habite peut-être à votre insu.

Peut-être vous êtes vous dit (pardon pour l'absence de modestie que j'offre généreusement en aumône à votre morgue) : tiens, voilà des lignes qui ne semblent pas écrites avec le pied gauche, et pas totalement dénuées de quelques références classiques. Cela ne peut donc être l'oeuvre a) ni d'une fille, b) ni d'une "jeune" ou du moins pas trop vieille. C'est forcément un bonhomme d'un certain âge. A moins que ce ne soient que mes dithyrambes qui vous aient soufflé cette hypothèse ? Pourtant, je ne suis pas la seule, heureusement, très loin de là, à éprouver de l'admiration pour ce très grand monsieur.

(D'ailleurs, au vu de vos réactions quasi unanimes, c'eût été fort maladroit de sa part d'exhiber une telle hagiographie. Soyez donc certains que je suis bien navrée d'avoir si mal défendu sa cause.)

Eh ben non, je ne suis ni un prête-nom, ni "la voix de son maître".

Personne ne me souffle ce que je dois dire. Tout à fait capable de me mettre dans la panade toute seule comme une grande sans l'aide de personne, je n'ai vraiment rien d'une marionnette téléguidée. Serais plutôt du genre à ligoter serré le premier qui voudrait m'utiliser ainsi, dans les ficelles de ce qu'il eût pris pour son pantin, bien trop fière pour accepter de signer une ligne dont je ne sois pas l'auteur :

"Impossible, Monsieur : mon sang se coagule / En pensant qu'on y peut changer une virgule." (Désolée pour la pesante omniprésence de la référence, mais le contexte belliqueux s'y prête fort, et tant qu'à faire tournoyer sa plume sabre au clair, lâchons-nous.)

Le seul passage où je plaide coupable de ne pas l'avoir sorti de ma propre caboche, c'est l'analyse des diverses parties de la chanson, que j'eusse été bien incapable de concevoir sans des renseignements fournis de première main, puisque seul son auteur était en mesure de la mener, et qu'en outre, n'ayant guère dépassé le CE2 en solfège, je suis incapable de reconnaître un mode de si ou de la, de ci ou de ça (bien qu'ayant vaguement compris l'allure générale du mode de ré). Au milieu de tous ces musiciens émérites que vous êtes, je ne peux que faire profil (très) bas en la matière.

Tel intervenant disait ailleurs, s'étonnant des hectolitres d'encre ayant déjà coulé à ce propos, que cette controverse à rallonge ne l’intéressait plus, comme les séries, passée la troisième saison. J’avais envie de lui répondre :

a) comme on dit dans les programmes télé (ou comme on disait, car ça fait longtemps que je n’ai plus guère croisé la route de ce genre d’imprimés) non pas « Si vous avez manqué le début », mais « si vous avez manqué le débat (et son enjeu) ». Car l’enjeu de cette nouvelle bataille d’Hernani qui est en train de tourner Affaire Dreyfus et de s’élargir en controverse de Valladolid, va bien au-delà de cette chanson malmenée.

b) l'art de la polémique est un genre littéraire à part entière, particulièrement fécond dans notre beau pays toujours prompt à se métamorphoser en village gaulois à grands coups de pains ou de poissons dans la figure. Genre littéraire pas si mineur que ça si l'on songe aux conséquences historiques, funestes ou salvatrices, de bien des grands discours. Voir ici un utile bien que souvent maladroit récapitulatif : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pamphlet

Tout comme vous pouvez passer des heures à jouer de votre instrument sans vous lasser, ceux qui aiment gribouiller se régalent à faire tournoyer le glaive à tartiner des pages et des pages. Ne disposant hélas guère d'autre instrument que le verbe pour illustrer ce que je pense de la danse trad, j'en suis contrainte à me limiter à ce registre là. Faites excuses.

Et puisque là, les sarcasmes ne s’adressent plus à mon obscure personne, mais à deux admirables géants, ça vaut de nouveau la peine que je remonte au front, puisqu’ils semblent quasi seuls contre tous, ce qui me sidère un peu quand même. 

Oui, on peut dire que c’est bien malvenu de jouer à Calimero, puisque je suis entrée dans cette bataille toutes armes dehors et pas très discrètement. Mais je me suis contentée d’exprimer sans retenue mon admiration. Apparemment, c'est perçu comme un signe indélébile d'ineptie.

 

Mais revenons-en au fond.

 

&&&

 

Après le Plaidoyer pour la danse d'Yvon Guilcher et Pierre Corbefin, voici donc le réquisitoire.

 

 

Ou a-t-on le droit d'évoquer la possibilité et la légitimité d'un jugement de valeur en art, et plus particulièrement en danse, sans être immédiatement taxé de visées tyranniques ?

 

Avant de continuer, précisons, dans un nécessaire petit rappel humaniste, que la virulence de ce qui suit porte sur des idées et non sur des personnes, car les deux, jamais, ne se peuvent superposer, se dépassant mutuellement :

- d'une part, car il faudrait avoir bien du temps à perdre pour consacrer tant de mots à des adversaires particuliers dont aucun, à commencer par l'auteur de ces lignes, ne changera grand chose à la marche du monde.

- d'autre part, car aucun individu ne mérite, par la complexité de son histoire et ses qualités propres dont l'irréductible humanité excède tout ce qu'on peut en dire unilatéralement, d'être confondu avec une tendance ou un défaut isolé que l'on combat.

 

L'adversaire auquel ce texte parfois saignant s'adresse n'est donc pas identifiable à un interlocuteur précis, ni même à un groupe donné. Ce n'est pas une personne individuelle, mais une personne symbolique, une entité composite empruntant ceci à l'un, cela à l'autre, (pour lequel on peut avoir beaucoup d'estime par ailleurs). Ce afin de constituer une allégorie collective pour les besoins rhétoriques de l'argumentation, et lui permettre de dépasser les circonstances particulières de la controverse initiale et en faire un manifeste à la portée plus générale.

Pardon d'avance, donc, à ceux que cela pourrait choquer. Ce n'est pas le but. Les idées ne sont pas épargnées, mais les personnes le sont. Merci de faire de même au cours de votre lecture éventuelle.

 

On a beau le savoir, on est toujours surpris de constater combien le débat d'idées peut être dramatiquement faussé par de toxiques procès d'intentions, fussent-ils intentés de bonne foi, tant le pesant contexte idéologique conditionne des réflexes pavloviens qui ont pris le relais de l'examen des faits, des raisonnements logiques et de l'argumentation pied à pied, réagissant à des expressions isolées comme à des marqueurs olfactifs au lieu de prendre en compte la complexe précision d'une pensée. Un esprit ne devrait-il pas autant que possible se départir de ses intentions, indissociables des préjugés qui les alimentent, s'il veut avoir une chance de rencontrer le réel au-delà de ses théories a priori ?

Rien n'est plus mortifère pour la progression d'une réflexion que les intentions, que l'on soit animé de très bonnes, dont on sait qu'elles pavent l'enfer avec une joyeuse énergie, ou que l'on croie en déceler chez l'adversaire de funestes, s'autorisant à le marquer d'un infamant fer rouge.

Si l'on se contentait de décortiquer ce que les gens disent, d'analyser les arguments, au lieu de prétendre les psychanalyser sans rien en connaître, meilleur moyen d'être totalement à côté de la plaque, et de chercher à savoir "pourquoi" ils le disent, ce qu'ils sous-entendent, alors même qu'ils savent parfaitement s'exprimer et qu'ils le font sans crainte ?

Qu'on nous fasse donc la grâce de ne pas entendre plus qu'il n'est dit, et de ne pas procéder par contagion d'idées aussi aveuglément mécanique qu'une ritournelle psalmodiée façon "marabout - bout de ficelle" car dans cette simili-logique, tout finit par être dans tout et le pire dans le meilleur.

 

Attention donc, lame de fond pour débat du même nom.

Mes excuses d'avance pour l'inconvenant volume de cette prose démesurée et pour l'inflation des métaphores qui risquent de donner le tournis, mais quiconque aime cultiver la terre ne résiste pas à l'envie de donner du grain, quand bien même certains se révèlent incapables de le moudre.

 

Et pardon d’oser avoir un avis différent des unanimes défenseurs de la tolérance. (Là, je signale une légère présence d’ironie à ceux qui ne l’auraient pas perçue) La tolérance, c'est comme les frites McCain : c'est ceux qui en parlent le plus qui en ont le moins.

 

Car il est tout de même assez remarquable que ce qui suscita ici ou là tant d'indignations fut autant la critique négative mais étayée d'une prestation artistique, que l'expression enthousiaste d'une admiration non moins argumentée, immédiatement assimilée à la soumission à un gourou. Quiconque n’affiche pas une maussade coolitude revenue de tout est un illuminé ou un débile léger. Pardon de décliner ce proverbe déjà éculé, mais bien tentant : quand le sage montre la lune, l'idiot se gausse du doigt.

L'enthousiasme serait-il à lui seul un symptôme d'endoctrinement ? C'est ballot, parce que c'est justement l'aptitude à faire la différence entre un dogme à la mode et le principe de réalité, et le souci constant de soumettre toute doctrine à l'épreuve du réel qui est à l'origine de cette admiration.

 

C'est en cela que l'oeuvre de Jean-Michel et d'Yvon Guilcher est admirable. Par leur intégrité intellectuelle bien trop rare, y compris dans le monde des universitaires qui fournissent parfois un terreau fort propice à la croissance de tout un tas d'idéologies fumeuses qui peuvent s'avérer toxiques et mortifères quand elles prétendent soumettre l'Histoire à leurs fantasmes. Il n’y a pas plus fort que certains intellectuels pour se fourrer le doigt dans l’oeil jusqu'à l'omoplate et utiliser leurs grilles d’interprétation du monde comme des écrans de fumée qui leur occultent la réalité.

Voir aussi le refus par Davenson de reconnaître en bien des points la validité des travaux de Coirault.

 

Et c'est bien dommage. Car des pans entiers de la culture occidentale sont en train de sombrer*, à l’insu de trop de ses acteurs et spectateurs, parce que l'enthousiasme, jadis considéré comme une vertu, a été abandonné à la sottise des stades et des foules et est devenu un péché capital pour les lettrés revenus de tout. Parce que le « tout se vaut », la dictature de la tolérance absolue, le « il est interdit de critiquer » est devenue l’idéologie dominante qui n’autorise plus le moindre jugement de valeur.

 

Faire usage de sa jugeote, l’ériger en critique par sa faculté de juger, voilà bien qui vous excommunie immédiatement du cercle fermé des gens ouverts, sympas et bien pensants aux doctrines mal pensées. C'est là une scission profondément idéologique qui traverse tout le débat artistique, politique, métaphysique, même, de notre époque. Et c'est le camp du "tout se vaut" qui a gagné. Il est interdit de faire état de l’existence d’une échelle de valeurs, d’une hiérarchie entre le beau et le laid, entre le vrai et le faux. (Vous aurez bien sûr tous noté que je vous ai épargné la troisième dichotomie transcendantale entre le bien et le mal, histoire de ne pas mêler de morale à l’histoire et de ne pas prononcer les ultimes termes de ma condamnation à mort sociale sur les réseaux du même nom)

Je récuse absolument ce relativisme qui noie toute velléité de pensée, de progression, de travail sur soi dans un assassin nivellement par le bas. Forcément par le bas, parce que niveler par le haut, c’est juste pas possible. On s'épargnera d’expliquer pourquoi aux négateurs du réel. Bien sûr, on peut (et doit) faire progresser l'ensemble, mais on ne peut aplanir toute disparité qu'en rabotant par le haut.

Non, je préfère un paysage varié, fait de vallons, de précipices et de sommets, à la morne plaine d'une bouillasse immonde où l’on ne discerne plus rien. Je préfère des lignes mélodiques fortes et des rythmes nets et bien dessinés à des machins filandreux et invertébrés qu'on laisse dégouliner comme une mélasse sur des danseurs léthargiques ou frénétiques.

 

[*Il est d'ailleurs assez déconcertant de constater combien peut apparaître choquant le seul fait de rappeler que le centre de gravité du monde se déplace à la surface du globe comme une boule sur un billard, depuis les débuts de l'Histoire connue, de la Mésopotamie à l'Egypte, de la Grèce à Rome, de l'Europe à l'Amérique, puis à la Chine, sans parler de l'infiniment peu qui reste de civilisations précolombiennes extrêmement complexes, des tribus amazoniennes, des Khmers, etc... et j'en passe bien sûr dans cette énumération, inutile de crier à la simplification. Ce sont juste des données historiques de base, avec des indicateurs mesurables, objectifs. Mais les gens avides d'adopter les derniers mots de la novlangue à la mode appellent ça du "déclinisme". Je plaide donc aussi coupable de terre-tournisme, d'eau-mouillisme et de feu-brûlisme. Quoi de suspect dans le fait de ne pas avoir le présomptueux orgueil de se croire plus immortel et invincible que ceux qui nous ont précédés ? Après, on a le droit d'être triste de voir que c'est le tour d'une civilisation qu'on aime d'y passer peu à peu, pans à pans, même si les modalités et le tempo de l'affaire demeurent toujours divers et pas si nets que ça. Et l'on peut avoir envie de ralentir le processus et de rager contre ceux qui (mais je me trompe peut-être dans ce constat) l'accélèrent malgré eux. Bien sûr, on peut aussi ne pas être d'accord avec ça. Si vous saviez comme je serais heureuse de me tromper. Je donnerais cher pour que ce soit le cas ! Peut-être ai-je tort ? Nul n'en sait rien. ]

 

Mais malheur à ceux qui osent troubler l'eau tiède du bénitier où barbotent les grenouilles chantant en choeur que tout se vaut : l'érudition amoureuse de son sujet et la désinvolture superficielle et égocentrique, la virtuosité et les improvisations informes. "Tout ça c'est du pareil au même !" Non, je préfère l'ivresse des sommets à l'ivraie des bas-fonds, même si l'on paie bien cher parfois le refus de se conformer à l'uniformité bienséante de la doxa dominante, marqué au fer rouge d'ignominieux anathèmes.

 

Oui, il y a ceux qui dansent bien et ceux qui dansent mal. (Et je précise que je ne me considère pas du tout, et de très loin, comme faisant partie de la première catégorie, puisque je débute encore. Mais au moins, j’en suis consciente, et il me me viendrait pas à l’idée d’exhiber mon ignorance décomplexée à des milliers de gens, n'ayant comme but dans l'existence que de m'éclater en me vidant la tête à coups de décibels plutôt que de chercher à me l'emplir.) Oui, il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Oui, il y a des compétences et des savoirs à acquérir avant de la ramener.

 

Ce qui est révoltant, dans cette affaire, c'est que la musique soit préparée, quoi qu'on pense de sa qualité, comme la mise en scène, au cordeau, (réglages, costumes uniformisés de clonettes, etc...) mais la danse, on l'improvise, volontairement, alors qu'on aurait largement les moyens de s'entourer d'une équipe de danseurs et de profs. Pourquoi ? Parce que la danse ne serait pas un art aussi digne que la musique qui mériterait un peu de boulot. C'est cette désinvolture, expression d'un mépris inconscient, qui révulse Yvon Guilcher. Bien sûr, il s'agit de montrer qu'on peut tous s'y mettre, que c'est convivial. Mais qu'on respecte assez la danse pour au moins, proposer à la vue, en plus des néophytes, de bons danseurs sur lesquels on puisse prendre modèle.

 

Cela dit, bien évidemment, (et ce serait bien d'entendre cela aussi) tous les styles et les goûts les plus divers sont légitimes, ont droit de cité, bien sûr, dans le respect de la richesse et d’une salutaire et nécessaire diversité. Dans un monde où toute différence serait abolie, où seule subsisterait une unique forme d'art, fût-ce celle-la même que l'on préfère, elle perdrait rapidement toute saveur, par son uniformité même.

 

 

Mais le jugement de ceux qui savent vaut plus que celui de ceux qui ne savent pas. Ce n’est pas un argument d’autorité à tendance totalitaire. Ce n’est pas le seul fait de brandir un nom illustre bardé de titres comme on montre ses papiers ou sa médaille de flic pour passer outre les déviations imposées. C’est que la connaissance éclaire et éduque le goût, tout simplement. Ce sont les savoir-faire et non les titres qui légitiment.

Ce qui est totalitaire, bien au contraire, c’est justement le refus d’admettre l’existence même de ce savoir, de refuser de s’en instruire, car c’est l’obscurantisme qui nourrit le nihilisme et fabrique la mort de la culture. Et comme la nature (y compris humaine) a horreur du vide, elle remplace la connaissance par la croyance la plus aveugle, la science par le fanatisme, l’effort vers le mieux par l’ostentation de sa médiocrité revendiquée comme un droit intangible, et l’élan vers le haut par l’appel du néant. Et il y en a qui meurent à cause de ça.

 

(Des civilisations, mais aussi des hommes. Je vous entends d'ici : Mais qu'est-ce que c'est que cette illuminée qui mélange tout. Non, elle ne mélange pas, elle décloisonne seulement les petites boîtes à penser bien sages ; elle relie ce qui doit l'être et ne l'est pas assez. Petit rappel étymologique : "intelligence", ça vient de "inter-lego", établir des "liens entre" des éléments apparemment hétérogènes. Au royaume des aveugles, les esprits éclairés passent pour illuminés. )

 

Car s'afficher satisfait de sa propre médiocrité, exhiber son ego content de lui ne peut qu'engendrer désarroi spirituel et désorientation intellectuelle. Aborder le monde à l'aune exclusive de son ignorance satisfaite, c'est tourner en rond dans la vaine horizontalité étouffante des boiteux d'ennui, pardon, des boîtes de nuit, n’ayant pas plus de racines que d’ailes, piétinant un sol synthétique sous un plafond trop bas, noyé dans des projecteurs enfumés et des sons électroniques sans matière et sans chair, où l’individu seul, impuissant de sa toute puissance, défoule son misérable petit moi sans profondeur, sans écho, sans élan, sans aspiration autre que son nombril, autour duquel il gravite comme une chèvre tourne autour de son piquet, comme une boussole dont le Nord serait son propre centre, entre deux boîtes d’anxiolytiques et de psychotropes.

Cela dit, s’y trouvent aussi tout un tas de gens très sympathiques par ailleurs… Là n'est pas la question. Seulement, mon syndrome n’est pas de ce monde...

 

Le paradoxe est justement que les pas et figures imposées qu'il faut travailler et qui lient le danseur à la communauté offrent une bien plus grande liberté que les contorsions des condamnés à exposer leur nombril où ils sont enfermés dans une expression de soi brute qui n'est pas polie par le filtre du savoir, de l’apprentissage.

 

Ce qui me séduit tant dans la danse traditionnelle (et ce qui est intéressant, c'est que je ne suis pas la seule dans ce cas - et dans ce camp, même si l'on n'est peut-être plus majoritaire), c'est justement qu'on y trouve au contraire une respiration qui nous vient de plus loin, de plus profond et de plus haut que nos petites individualités post-modernes (qualificatif qui ne veut strictement rien dire, et qui en dit paradoxalement très long sur la vacuité de ce qui nous définit), une espèce d'aspiration vers le grand air d'une civilisation paysanne en phase avec les éléments, dans l'harmonie de cadences, de pas et de figures partagées, qui décuplent l'énergie de chacun pour la fondre en tous, à l'exact opposé de l'enfermement qui naît de la juxtaposition d’égoïsmes atomisés et autistes ne cherchant qu'à caser leur petite personne parmi le grouillement des autres qu'ils tolèrent sans en tenir compte.

Il y a une verticalité, une dignité dans ces danses qui résonne par-delà l’écume des siècles, qu'on partage à l’unisson de tout un groupe dont on se sent partie intégrante, même quand on est étranger à la société qui les a façonnées, par son époque, son mode de vie aseptisé, sa moindre résistance à la peine,…

 

Je m'étais dit, en lisant ce magnifique plaidoyer pour la danse d'Yvon Guilcher et Pierre Corbefin, pleine de gratitude pour le puissant et profond soutien que le second apportait au premier, que le caractère peut-être plus posé, moins enflammé de celui-ci allait donner à comprendre de quoi il s'agissait aux railleurs de la première heure et apaiser les récriminations outrées contre celui-là, qui ose appeler un chat un chat et de la m...ocheté de la mocheté.

 

Eh ben non, même pas ! Pardon, mais choisir comme angle d'attaque l'âge de ces deux magnifiques danseurs, chanteurs, chercheurs et pédagogues, artistes érudits etc..., c'est juste consternant. C'est le degré zéro de l'argumentation. Se récrier d'un côté parce qu'on invoque le savant pour soutenir le jugement de goût de l'artiste, et de l'autre, démolir une thèse sur le seul motif (ou presque) de l'âge de qui la soutient, c'est un peu contradictoire, n'est-il pas ? Quant à ceux qui, parmi les folkeux des premières heures, ne connaissent Yvon depuis quarante ans qu'à travers Mélusine, et ignorent son rôle primordial dans le monde de la danse et ses travaux de chercheur, d'ethnohistorien reconnu internationalement par ses pairs, croyant qu'il se la joue grand ponte, c'est tout à son honneur et prouve au contraire que, malgré ce que certaines de ses interventions publiques pourraient laisser penser, Yvon Guilcher est beaucoup plus humble et dénué de vanité que la plupart des gens de son importance. Bien qu'extrêmement brillant, il n'étale pas ses titres, ses "médailles d'ancien combattant", ses "relations haut placées", toutes choses qui sont si communes chez bien des gens avides de reconnaissance mondaine. Mais il dépasse des cases et, de fait, cumule tant de casquettes qu'on pourrait presque s'y perdre. On ne va tout de même pas lui demander de s'amputer de sa culture et de ses talents pour plaire à moins lettré que lui.

 

Non, l'âge ne fait rien à l'affaire. Me fait penser à tous ces gens corrects à la pensée bien propre sur elle qui se sont contentés de traiter Lévi-Strauss de vieux gâteux quand il fit preuve, à la fin de sa vie, de la même lucidité et de la même hauteur de vue que celles qui l'avaient toujours animé. Il est vrai qu'on ne perçoit pas le paysage de la même façon selon qu'on est un aigle ou un volatile de basse cour. Pardon pour la méchanceté de la comparaison, mais l'élan oratoire, que voulez-vous, a ses raisons que la charité ne connaît pas.

 

En outre, se moquer grassement de son désarroi d'amoureux de la belle danse et de la belle musique ne peut que réjouir et déchaîner les petites mesquineries de ceux qui, de sa génération à lui, n'ont eu de cesse de jalouser l'homme brillant qui leur fait de l’ombre depuis trop longtemps et qu'ils ne pourront jamais égaler, et ceux des générations suivantes, dont le petit amour propre est vexé par la verve féroce autant que savoureuse et l'acuité de ses critiques aussi implacables que judicieuses.

 

Alors si l'on respecte son oeuvre, si l'on sait qu'on ne cesse de se nourrir d'elle, même si l'on n'est pas toujours d'accord avec ses opinions, qu'on respecte au moins l'homme et qu'on ne le laisse pas en pâture aux médiocres qui le guettent.

 

Parce qu'en ce domaine, on fait quand même un peu tous figure de nains qui dansent sur les épaules d'un géant. Alors quand les nains s'amusent à piquer des épingles sur les épaules dudit géant ou à lui tirer les poils, faut pas s'étonner que Gulliver rue dans les brancards et qu'il cherche à désarçonner les Lilliputiens qui le chatouillent un peu trop.

 

Et non, la danse et la musique traditionnelles ne sont pas des jouets qui prêtent à rire et à se gausser en se tapant sur les cuisses et en se réjouissant de pouvoir déboulonner la statue du commandeur.

Les réactions qui tournent en dérision toute cette affaire, contrastant avec l'émouvante et majestueuse gravité du plaidoyer magnifique de ces deux très grands personnages, leur donne raison avec une implacable clarté, justement parce qu'il tombe dans l'oreille de sourds. Sourds à leur science, à leur sensibilité, à la finesse de leur argumentation, à la richesse de leur vie, à la substance même de ces danses et de ces musiques. Pour certains, la danse traditionnelle est objet de loisir, d'amusement. On s'amuse avec et l'on s'en amuse.

Pour eux, et pour ceux qu'ils ont encore connus, qui les ont précédés et ont vécu et conçu ces danses dans la lente filtration phréatique des siècles qui les ont produites, ces danses sont la vie, l'expression transcendée de leur dignité intrinsèquement liée à l'âpre dureté de leur travail. Pour qui a lu les livres cardinaux d'Yvon et de Jean-Michel Guilcher, il est inutile de rappeler combien l'énergie du labeur paysan et celle de la danse étaient indissociables.

 

Je n'ai pas besoin, pourtant, d'être septuagénaire pour comprendre, viscéralement, avec mes tripes anachroniques, ce qu'ils disent. Je me sens bouleversée par ce qu'ils expriment. Et justement car je ne suis pas de la même génération qu'eux, ni du même sexe, je n'ai, peut-être, pas la même dignité ni la même pudeur et n'hésiterai pas à déballer juste ce qu'il faut de tripes sur la place publique pour, peut-être, j'espère, laisser entrevoir combien les sarcasmes peuvent être blessants.

On ne semble pas comprendre ce qu'il y a de profondément bouleversant à découvrir, à l'automne de son existence, que, de ce pourquoi on s'est battu pendant soixante ans, et vu son père se battre pendant près de quatre-vingts ans, (du patrimoine lui-même, de sa connaissance, de sa maîtrise, de sa compréhension) il reste si peu, si mal compris, si peu partagé. C'est tragique. Au sens fort.

Le désarroi exprimé dans ce Plaidoyer pour la danse me fait penser à ce passage du livre d'Yvon Guilcher sur La Danse traditionnelle en France, qui parle du coup de grâce donné à la civilisation paysanne que fut la Guerre de 1914-18 (enfin, l'un des coups, après l'exode rural de la Révolution Industrielle et avant le remembrement et la mécanisation suite à la Seconde). Quand les Poilus rescapés, de retour dans leur terroir après quatre ans d'enfer, de mort, d'horreurs, d'indicibles souffrances, qui croyaient retrouver intacte leur campagne pour laquelle ils s'étaient battus, endurant tout ce qu'il est possible d'endurer sans mourir ou devenir dingue, ne rencontrent que moqueries et sarcasmes de la part des jeunes qu'ils avaient quittés enfants et qu'ils retrouvaient ados, lorsqu'ils entonnaient une dans tro au kan ha diskan, et que les jeunes grandis pendant leur absence ne voulaient plus maintenant que les machins importés des villes ou des Etats-Unis, achevant de tuer une deuxième fois le continent qui venait de se suicider dans les tranchées. Après le massacre des corps, l'hécatombe de la culture.

 

Je ne sais pas ce qu'il en fut pour vous, mais moi, de lire ça, ça me bouleversa à en pleurer de rage.

Oui, on peut encore céder aux sarcasmes et à l'ironie facile.

Ouais, elle voudrait nous faire croire que c'est comparable. Ils se la joueraient vétérans à qui on ne la fait pas. Tant mieux pour vous, c'est probablement que notre génération ne s'en est pas (encore ?) assez pris plein la figure dans l'existence et qu'elle nous a épargné beaucoup. Espérons que cela continue.

Bien sûr, la génération des premiers baby-boomers à laquelle appartiennent Pierre Corbefin et Yvon Guilcher n'a certes pas eu à endurer les mêmes souffrances que celles des Poilus. Leur vie est pleine et riche d'accomplissements de tous ordres.

 

Mais à voir que ce sont les mêmes jeunes crétins d'hier et d'aujourd'hui qui traitent leurs aînés de vieux cons, je sais très bien au côté desquels je me tiens.

C'est pas parce qu'on est (encore) jeune qu'on est obligé d'être aveugle (et sourd).

Je ne vais pas vous resservir Valéry, mais c'est tout de même là que "nous autres civilisations avons compris que nous sommes mortelles". Pas encore assez, à ce qu'il semble, puisqu'on continue à creuser sa tombe alors qu'elle bouge encore. (Oui, elle résiste quand même. Par pans, par îlots.)

 

Mais c'est comme la banquise qui fond : on a des icebergs qui se baladent et ceux qui sont assis dessus peuvent encore dire, pour peu qu'ils soient un peu myopes : "Mais non, regardez, la banquise est encore bien vivante. (Ndlr : Vous pouvez remplacer "banquise" par "tradition"). D'ailleurs, en pagayant allègrement vers d'autres horizons, on la fait aller plus vite, on la rend encore plus vivante, on la fait tanguer sur une houle qui lui donne un petit swing sympa."

Ben non mon gars, tu la fais fondre plus vite. C'est tout !

Souvenez-vous, s'il vous plaît, de la vitesse à laquelle une culture peut disparaître. Il a suffi d'une seule génération pour faire s'évanouir le breton, le gaélique d'Irlande, ou, plus radicalement encore, celui d'Ecosse. Ca va très vite, si l'on n'y prend pas garde, la disparition d'une culture et d'un patrimoine, surtout immatériel.

Et il en existe tant, des modalités de mort d'une civilisation : des guerres et des massacres, sous toutes leurs formes ; des génocides culturels délibérés, comme dans les deux derniers cas évoqués (mais pas le premier, attention) ; ou simplement, en "douceur", l'accélération exponentielle, sur le plan géographique, des échanges de tous ordres dus à une mondialisation massive qui lamine toute différence au rouleau compresseur et réduit l'autre au même ; et l'accélération exponentielle, sur le plan historique, des innovations technologiques et du renouvellement des modes.

Nous sommes dans ce cas, dans cette double accélération : spatiale, pour les échanges entre civilisations, et temporelle, pour le remplacement des codes, qui oblitère toute transmission entre les générations, une décennie suffisant à rendre la précédente ringarde, dans une folle course à l'obsolescence programmée.

C'est comme Gillette, à deux lames, qui du passé font table rase plus vite : ce qui échappe à la première, la deuxième le ratiboise.

 

Rappelez-vous ce que disent collecteurs et ethnologues : c'est toujours à l'écart des grandes voies de communication et d'échanges que l'on trouve les cultures les plus originales et les traditions les mieux préservées. C'est une réalité assez consensuelle que la plupart des collectages s'effectuent au fin fond d'un village souletin, d'un buron aubracien ou d'un hameau breton et non sur les quais de la gare de l'Est ou au pied de la tour Eiffel ; dans le creux ombragé d'une clairière amazonienne et non sur les ports transformés en Club Med géants par le tourisme de masse..

 

Parce que le chemin de fer de la Révolution Industrielle eut vite fait de fracasser les chemins de terre de la culture paysanne submergée d'un coup par les modes des villes, les danses de couple fermé condamnant souvent à mort les anciennes chaînes, bourrées ou variations de contredanses.

 

Les danses traditionnelles avaient évolué soit par mutation "génétique", par évolution organique au sein même de la communauté qui les a créées, soit par emprunts. Mais ces emprunts n'ont abouti à de nouvelles danses spécifiques que s'ils étaient assez réduits pour enrichir le substrat local, lui-même assez stable, homogène, vivace et solide pour accueillir l'élément nouveau sans disparaître pour autant.

Pourquoi les danses de la Basse-Bretagne ont-elles conservé si longtemps leur forme archaïque héritée notamment des branles de la Renaissance ? Parce que l'intérieur de la péninsule est demeuré jusque fort tard à l'écart des grands échanges, par son isolement topographique et linguistique. Réalité historique et géographique élémentaire et non fantasme, même si les influences françaises se sont fait sentir beaucoup plus que d'aucuns ne veulent l'admettre, notamment par de nombreux gallicismes en breton et surtout en vannetais, par l'apport des contredanses dans les avant-deux de Haute-Bretagne ou du Bas-Poitou,etc...

 

 

Pourquoi, inversement, ne trouve-t-on rien depuis plus longtemps qu'ailleurs comme danses authentiquement traditionnelles dans les régions du Nord-Est de la France ? Probablement parce que toutes les guerres, mais aussi toutes les autres formes d'échanges (foires, migrations, exode rural, industrialisation, mines, etc...) leur sont passées dessus massivement depuis des siècles. Il ne reste plus rien de leur spécificité en ce domaine.

 

 

S'emparer d'une musique pour la faire évoluer, par principe, systématiquement, c'est réduire l'altérité au même. C'est exactement le contraire de la préservation de la diversité. Qui veut faire l'ange fait la bête, et les bons sentiments pavent l'enfer et tuent ce qu'ils croient protéger.

Vous prenez une palette de peintre ou d'enfant de maternelle, vous mélangez bien, et au bout de vingt secondes, vos dix doigts barbouillés se seront chargés de vous réexpliquer tout ça. Oui, par petites touches, on fait du violet avec du bleu et du rouge, et la palette s'enrichit de nouvelles variétés de nuances.

Mais si la nouveauté devient un dogme, un impératif catégorique auquel il faut se soumettre sous peine de ringarditude, de réactitude ou pire, alors on ne fait plus que de la soupe.

Si l'on se plaît à reconnaître immédiatement les différences entre une jig irlandaise, un rondeau gascon et une bourrée berrichonne, rien ne ressemble plus à une impro planante qu'une autre impro planante, puisqu'elles touillent toutes dans le même vaste creuset où tout se fond et perd sa forme propre, sans mélodie construite, sans plus rien d'autre qu'une sorte de vibration commune à tout et à n'importe quoi.

Par exemple, j'ai fait un petit peu de danse africaine, il y a plusieurs années, et j'étais contente que ce fût de la danse africaine (pour autant que j'eusse été capable d'en juger), et pas un mélange informe de je ne sais trop quoi avec je ne sais trop quoi, un machin "worldmix-what's its name". J'aime bien comprendre les choses, d'où elles viennent, avec leur logique propre, pas seulement "prendre mon pied sur un machin qui bouge sans me prendre la tête."

Il n'y a pas qu'une seule façon de chérir la diversité et sa richesse. Il peut y avoir désaccord sur les meilleures façons de la protéger. Ce sont les moyens qui divisent, pas les fins. Et si un quelconque régime s'avisait d'interdire de jouer, même aux musiciens que je n'affectionne pas particulièrement, je reprendrais ma plume armée pour les défendre.

 

On peut aimer autant les anchois que la moutarde, le chocolat et la confiture de fraise. Mais on n'est pas obligé de les apprécier moulinés ensemble dans la globish bouillasse d'un gloubiboulga invertébré : ce n'est faire honneur ni aux uns, ni aux autres que de réduire la spécificité de chacun à un indigent facteur commun. Le PGCD n'est pas l'ami de la diversité. En musique comme en tout. C'est même l'inverse. En croyant célébrer la richesse de systèmes esthétiques hétérogènes, et en mélangeant tout à n'importe quoi, on gomme les spécificités, on ignore ce que chaque identité a de remarquable et d'irréductible, on rabote les aspérités des finesses distinctes, on aplanit les sonorités et les rythmes, on aboutit à une espèce de globish music qui ne vient plus de nulle part et n'y va guère non plus.

 

Oui, il en faut pour tous les goûts. Oui, sans réserve. Mais quand le goût minoritaire se laisse trop massivement mixer avec le goût majoritaire, il a tôt fait de disparaître avant même qu'on n'ait eu le temps de s'en rendre compte

Quand j'écoute de la musique baroque, j'aime bien que ce soit de la musique baroque. Pas un mélange de baroque et de je ne sais quoi, passé à la moulinette du synthé ou de percussions débilitantes.

Sinon, ça nous donne Rondo Veneziano. C'est sympa, Rondo Veneziano, mais je ne suis pas sûre que cela enrichisse la musique baroque ou la fasse évoluer. J'aimais bien quand j'avais douze ans, mais bon, on a le droit d'ouvrir les yeux.

 

Parce que quand on rencontre des lanternes après avoir croisé des vessies, on n'est pas obligé de soutenir mordicus que si, si, les vessies, c'est aussi bien que les lanternes. Même que c'est plus facile à aimer et que ça participe à la préservation des lanternes. Et que c'est scandaleux et outrageant de rappeler que bon, quand même, ce serait bien d'arrêter de prendre les gens pour des cons, même consentants à l'imposture et l'ignorance.

 

Certes oui pourtant, la bourrée à trois temps doit quelque chose aux migrations des Auvergnats vers l’Espagne au XVIème siècle.

Certes oui aussi, les danses irlandaises et écossaises tricotées avec tant de virtuosité sont nées des apports des maîtres à danser français qui, aux XVIIème et XVIIIème siècles, ont enseigné là-bas la "belle danse" baroque qui s'est mêlée à un substrat local dont on ignore tant.

Oui encore, les contredanses anglaises ont intégré, entre autres, le répertoire des branles figurés importés de France.

 

Oui, bien sûr, les échanges nourrissent et enrichissent la création, mais tout dépend de leurs modalités...

Vaste et passionnant sujet à creuser avec le plus de circonspection et le moins de passions possible.

 

Oui aussi, chacun a le droit de composer et d'improviser comme il veut. Il n'est absolument pas question de spolier la création de ses droits inaliénables, d'interdire quoi que ce soit, de brider la liberté.

 

Il y a un droit intangible, vital, de créer, d’inventer, de suivre son inspiration, de poursuivre toutes les variations que l’on veut, de creuser sa veine, même si l’on peut aussi avoir le droit de ne pas l’apprécier, et de le formuler, sans se voir immédiatement taxé de vieux réac ou de facho de base. Sinon, le métier de critique littéraire et artistique aura du mal à s'exercer, ou devra se reconvertir dans la seule retransmission des dossiers fournis par les attachés de presse et la copie des jaquettes. Ce qu'il est d'ailleurs déjà trop souvent.

 

Ce texte n'est qu'une révolte contre l’interdiction de critiquer, et en aucun cas un appel à l’interdiction de créer. Pas du tout.

 

Liberté de créer oui, mais liberté de critiquer aussi, ce qui ne s’est pas franchement vu chez la quasi totalité des intervenants sur les réseaux sociaux, puisque si certains ont préféré la modération d'une réserve silencieuse, l'insulte et le sarcasme, talonnés de près par leur acolyte, l'anathème, ont immédiatement surgi ailleurs.

 

Et quand tout le monde, dans un même milieu, est du même avis, tombant unanimement sur le poil du moindre contradicteur, il y a quelque chose qui me semble un peu gênant quand on se pose en défenseur des libertés et de la tolérance. C’est juste contradictoire dans les termes, non ? Cela ne conduit-il pas ceux qui s'arrogent le monopole de l'ouverture d'esprit à s'interroger sur le bien-fondé de cette conviction ?

 

Car les avis ne sont guère partagés, dans cette affaire. A ce que l'on peut voir parmi les gens du petit monde du folk qui se sont exprimés sur le net, ce sont les doigts d’une main d’un côté, contre la multitude de l’autre.

 

Cela semble-t-il une répartition caractéristique d’un climat démocratique et ouvert à la diversité des opinions ? A moi, en tous cas, cela m'évoque plus des scores d’élections soviétiques. En témoigne d'ailleurs le seul fait que la plupart des messages de soutien que l'on peut avoir reçus préfèrent demeurer privés, pour ne pas s'exposer. Cela en dit long sur la violence de l'unanime réprobation et la terreur de devoir en encourir les foudres.

 

On célèbre l'osmose et l'harmonie des échanges : entre le trad et le jazz, le groove et la scottisch, la samba et le bagad, le synthé et la bourrée, les cuivres aseptisés, étouffés et étouffants, et la rugueuse matière de sons frottés ou soufflés, arrachés à tripes et boyaux ou aux bois des haies paysannes, faits pour résonner aux quatre vents par monts et par vaux, dans la terrestre apesanteur d’une paisible énergie qui transcende l’ancrage au sol par l’appel d’un ciel ouvert.

Pas sûre qu'une vielle y gagne grand chose à être fabriquée en inox.

 

(Allez, là, c'est cadeau. Comme sur les plateaux télé où l'on obéit aux panneaux "applause" ou "laugh", on peut lâcher les sarcasmes gras du bide et bas du coeur que j'entends d'ici : "Rhôô le lyrisme à deux balles !" - RAF ! Non, pas "Royal Air Force" : "Rien à F..." Dans le prêt-à-penser des peine-à-dire, le lyrisme est toujours "à deux balles" et l'enthousiasme est toujours illuminé et béat.)

 

Mais c'est quoi, une osmose ? C'est une plasmolyse et une turgescence. C'est la submersion du plus faible par le plus fort, du minoritaire par le majoritaire. Au nom de quel catéchisme devrait-on s'interdire de considérer les sociétés humaines comme des écosystèmes, avec des équilibres fragiles à préserver ? On sait très bien qu'il suffit de pas grand chose pour déséquilibrer un système complexe, et mener à la disparition les espèces les plus menacées. Il y en a qui se vouent à la défense des bébés pandas. Pourquoi pas à celle des belles bourrées ?

Car le trad, c'est une goutte d'eau aux couleurs d'archaïsme dans un océan de modernité. Alors à votre avis, que se passe-t-il si on mélange la goutte d'eau colorée à l'océan ? On modifie la teinte de l'océan, ou l'on perd définitivement la nuance pigmentée qui faisait toute la beauté de la goutte d'eau ?

 

Car il y en a, modestement, sans grands discours, sans draper leur ego dans une morale bien-pensante ne tolérant nulle incartade à ses diktats, qui vouent leur vie au cisèlement méticuleux, obstiné et amoureux de cette goutte d'eau, et qui ne rencontrent trop souvent parmi public ou élèves qu'indignation et lassitude goguenarde face aux exigences que ce travail d'orfèvre requiert. Et c'est triste, profondément, que les foules frénétiques se détournent de ces géniaux chercheurs d'or pour préférer s'agiter sans réfléchir aux contorsions de ceux qui les brossent dans le sens du poil en exhibant la divine transe de leur inspiration boursouflée.

 

Il faudrait quand même se rappeler que, quand on allume la radio, on peut entendre de tout, à peu près, sauf du trad. Du rock, du rap, du RnB, du blues, du funk, du reggae, de la techno, de la pop à toutes les sauces, du classique, du jazz, de tout ce qu'on veut (et surtout ce qu'on ne veut pas, pour ma part), mais du trad ou du folk, point. Jamais. La seule sorte de trad qu'on entende parfois, ce sont les variations celtiques de quelques bretonneries (dont toutes ne sont pas déplaisantes, d'ailleurs). (Et la bourrée d'Yvon Guilcher réinterprétée par Camille, oui, mais y aura-t-il des passerelles ?)

 

Alors n'oublions pas, par pitié, que ce petit îlot-là est perdu dans un océan de tout ce qui n'est pas lui à perte de vue, et que si l'on n'y prend pas garde, à force de le mélanger avec des impros jazzy, des rythmes fondus qui n'ont rien à voir avec son essence intrinsèque et qui plombent les danses pour lesquelles ces musiques étaient nées, on va, très vite, en moins de temps qu'il n'en faut à une génération pour se renouveler, le faire disparaître.

Si l'on raisonne à une échelle un peu plus large, en terme de volumes culturels et de "macro-civilisation", qu'on se sort la tête du bourdon ou la main de la vielle à roue, c'est ce qu'on voit. Je crois.

 

Car c'est toute une génération qui s'agite et se trouve emportée, tête la première, dans l'invincible mouvement de cet immense troupeau. Enfin, "tête" la première, si l'on peut appeler ainsi des crânes aussi vides, contents de l'être et acharnés à le rester, car "c'est leur droit" d'être gauches et de le demeurer, c'est leur liberté de revendiquer leur vacuité comme un trésor intangible et sacré. Ne m'empêchez pas de tourner en rond, ne me faites pas lever les yeux vers du plus beau et du plus riche. Vous offensez mon droit inaliénable à demeurer aussi naïf et ignorant qu'au premier jour. "Venez comme vous êtes", bouffis de malbouffe et de vacuité. "Imposez vos règles du jeu". Ne cherchez pas à faire de ma bêtise autre chose qu'un invariant indépassable. Ne tentez pas de me faire sortir de ce cercle restreint où je tourne sur mon désespoir de paumé relativiste, de ce goulag aux couleurs de Disneyland dont les prisonniers ignorent qu'ils y sont enfermés, et prennent les barbelés qui les entourent pour des guirlandes de fleurs lumineuses et clignotantes, ravis de s'en laisser aveugler.

 

Mais on ne peut pas demander à un homme comme Yvon Guilcher d'acquiescer en silence à ce massacre à la transe fumeuse.

 

On me disait pourtant judicieusement : « Mais on en est maintenant à la deuxième ou la troisième génération (voire plus encore, d’ailleurs) après la fin de la filiation par tradition en ligne directe. On ne peut pas se laisser enchaîner à perpétuité en référence et en révérence à cette tradition."

 

Oui, mais non. Oui, c'est sûr, les "jeunes" peuvent avoir envie d'autres sons. Que cela existe en plus, très bien, parfait. Mais le problème surgit quand ceux-ci remplacent ceux-là. Car alors, ce n'est pas "en plus", mais "à la place". Et une déperdition n'enrichit personne.

 

Il faudrait juste reconnaître à ce corpus, à ce style, le même label d'appellation contrôlée qu'à la musique baroque ou Renaissance.

Car à nommer "trad" toutes ces compos et ornementations éprises d'elles-mêmes, méprisantes de la colonne vertébrale mélodique que leur surcharge pondérale malmène et finit par effacer, ces danses massacrées, ces "évolutions" que l'on fait subir à ces précieuses danses et musiques traditionnelles qui nous ont été précairement transmises grâce aux efforts titanesques de ces deux géants pour une part essentielle, on risque de scier la branche sur laquelle on s'assoit pour faire sonner vielles et cabrettes.

Pire, on coupe l'arbre qui a donné le bois dont elles sont faites et l'on tue la vache aux veaux d'or. Pas étonnant qu'elle ne puisse plus y retrouver ses petits...

 

 

Certes, vu la taille réduite des icebergs isolés sur lesquels on navigue, autant se serrer les coudes, puisque finalement, on aime les mêmes musiques et les mêmes danses, à la base, même si on n'est pas d'accord sur la meilleure façon de les servir.

 

Mais la question est justement de "savoir si l'on sert ces musiques ou bien si l'on s'en sert", pour reprendre une analyse d'Yvon Guilcher. Même si chacun demeure bien évidemment libre de pratiquer son art comme il l'entend, on peut aussi rester libre de ne guère apprécier ceux qui s'en servent comme d'un faire-valoir au lieu de les mettre en valeur, un peu comme ces metteurs en scène qui se croient géniaux parce qu'ils font jouer Molière en jeans troués, lui apportant ainsi une éblouissante valeur ajoutée, parce que sinon, sans eux, qu'est-ce qu'il serait poussiéreux, le pauvre homme !

"Plutôt que de chercher à faire évoluer la musique traditionnelle, mieux vaut la laisser nous faire évoluer," dixit Gilles Poutoux.

Ca, c'est très profond, très riche, et j'y crois dur comme fer.

La laisser nous apporter autre chose que nous-mêmes plutôt que de la réduire à ce qu'on est déjà.

(Et si on lit les commentaires plus que laudatifs laissés en anglais sur ses vidéos de musique irlandaise qui peuvent se résumer à "Bravo ! Merci de magnifier ces musiques avec un rare respect pour leur beauté propre, leur rythme, leur phrasé,..." on s'aperçoit que ce n'est probablement pas lui qui fait fausse route...)

Comme dit aussi Yvon : "Sinon, on ne rencontre jamais que soi-même" au lieu d'accepter l'altérité de ces styles artistiques si riches, de s'en laisser pétrir et enrichir.

Paradoxalement, malgré le ton grandiloquent qu'on peut me reprocher, ce qui me touche dans cette approche que je défends, c'est justement l'humilité par rapport à ce précieux et fragile corpus de musiques et de danses, cette volonté de les protéger, d'en prendre soin, de ne pas les malmener.

 

De ne pas l'utiliser non plus, à travers des tempi frénétiques ou des impros ou compos sirupeuses, à quelque chose de tout autre, qui ne permet plus de retrouver la communion collective et respectueuse de ces belles danses, mais conduit, soit à trépigner frénétiquement, soit à se perdre dans une espèce de repli gluant et autiste au son d'un accordéon poussif et asthmatique ou d'un violon dépressif. Je ne crois pas, du tout, que ce soit là, dans ce sirop collant et dégoulinant, ce pathétique larmoyant, l'originalité de ce qu'offrent les danses anciennes, ce qui en fait la richesse et la beauté. Je crois au contraire qu'on les rabat sur du déjà connu, sur tout ce que la deuxième moitié du XXème siècle a déjà proposé. Et c'est tragique que l'on ne se rende pas compte qu'on tue ainsi autant la lettre que l'esprit de ces danses et de ces musiques, en y réinstallant l'individualisme aux yeux fermés quand elles célébraient la cohésion du groupe, ouvert sur le regard des autres et les égards qui leur sont dus.

 

Heureusement, ces pratiques sont encore vivantes, mais la part qu'elles occupent, comme la banquise, est en train de se réduire, et c'est elle qu'il faut défendre, car c'est elle qui est menacée. Ses avatars modernisés se portent comme un charme et pullulent sans problème et sans notre aide. Ce sont les espèces en voie de disparition qui ont besoin d'être protégées. Les albatros, pas les pigeons.

 

Ce qui a besoin d’être défendu, c’est la belle danse.

La moche se répand toute seule comme un camembert trop fait. Tomber sur le poil de ceux qui critiquent, non pas le fait de mal danser, mais de l’ignorer et d’exclure les bons danseurs, c’est tuer la richesse offerte par la spécificité de ces danses.

 

Il est d'ailleurs assez amusant de voir combien certains feignent, quand on évoque la qualité de la danse, de faire comme si personne n'en avait aucune idée.

 

Rappelons d'abord que, quels que soient les goûts de chacun, il y a de bons et de mauvais danseurs dans tous les styles.Mais dans une salle de bal, pas besoin d'ergoter des heures pour reconnaître la paire de danseurs qui va maîtriser une valse, un rondeau, une contredanse ou une bourrée comme des dieux, et auprès desquels tous les autres auront l'air d'éléphanteaux ivres après leur première tétée.

Ensuite, assez logiquement, il semble plus judicieux de faire confiance au jugement du prof plutôt qu'à celui du cancre pour évaluer un travail. A un danseur du cru tombé dans la marmite traditionnelle de son terroir depuis l'enfance plutôt qu'au néophyte qui débarque avec ses petites attentes égocentriques ignorantes de tout le reste. Mieux vaut observer et écouter le maître artisan qui a achevé son tour de France de compagnon du devoir plutôt que l'apprenti. Encore une fois, c'est le savoir-faire qui légitime, pas le titre académique.

 

Pourquoi cela serait-il différent pour la danse ? Pourquoi serait-elle la seule discipline à échapper à un quelconque critère de qualité ?

Or Yvon Guilcher (comme Pierre Corbefin d'ailleurs) est aux danses anciennes ce que Rudolf Noureev est à la danse classique. S'il fait un compliment ou une critique, on l'écoute et on essaie de s'améliorer. On ne s'en offusque pas avec de grands airs d'altesse offensée. Quel que soit le répertoire, des très physiques Highland dances aux bourrées en passant par les contredanses, on voit ce que peut être un grand danseur. On voit ce que c'est que "la maîtrise qui permet l'abandon" pour citer Jean-Michel Guilcher. On voit la grâce et la majesté, la suspension et la puissance, l'énergie et la compréhension profonde de ce qui fait la spécificité de chaque danse. D'un coup, on se retrouve parachuté sur l'Olympe. Il y a des gens comme ça, qui excellent dans tout ce qu'ils touchent. Ca ne grandit personne de refuser de voir ceux qui les dépassent, et ça ne diminue en rien de le reconnaître.

 

Alors préservons la véritable qualité intrinsèque de ces danses et de ces musiques que nous aimons au lieu de faire passer avant elles nos petites envies personnelles de modernité. Tout est une question de volumes et de flux, de mécanique des fluides. Les moyens et les espaces ne sont pas extensibles à l'infini. Les subventions que l'on accorde aux uns, les autres en sont privés.

(Pour ceux que ça intéresserait, je vous invite à aller voir à ce sujet ce que Franck Lepage dit du marché de l'art contemporain, et notamment de sa distinction très éclairante entre transgressif et subversif : https://www.youtube.com/watch?v=a23aQOpwhCY )

Et puis, faut faire attention, avec ces danses. C’est comme avec les antiquités. Ça ne se manipule pas n’importe comment. Faut éviter de retomber dans la même ornière que ces « restaurations » grossières des premières fouilles archéologiques qui colmatèrent des ruines avec du béton ou des matériaux modernes, faisant plus de dégâts que de bienfaits et achevant de dégrader ce qu’elles voulaient sauver.

 

J'en entends certains d'ici : "Ouais, y a trop de mots. Tldr (J'avoue n'avoir appris qu'il y a quelques semaines la signification du sigle : "Too long, didn't read", pour ceux qui seraient aussi ignares que moi.) Elle veut noyer le poisson. On m'enlèvera pas d'la tête qu'il faut vivre avec son temps et que dénigrer les nouveautés*, c'est être un vieux con."

Eh bien soit. En être un au côté de ces grands bonshommes-là, c'est un honneur et je m'aligne devant le mur sur la colline de Montmartre. Messieurs les outrés, tirez les premiers !

 

P'tite révérence, je vous salue bien bas,

Anne Achronique, résolument "vieux con**" elle aussi.

 

(*Soit dit en passant, il ne s'agit pas de refuser l'évolution en soi : elle fait partie de la tradition comme du revivalisme. Mais on peut refuser d'assimiler l'ignorance de la tradition à une évolution de la tradition.)

(**au masculin parce qu'on notera que le féminin est bien plus agressif et moins débonnaire que le masculin, n'en déplaise aux adeptes des féminiaiseries grammaticales assassines de nuances et autres trouvailles de la langue de bois, qui peut rapidement devenir une langue de fer à enchaîner les dissidences.)

 

A ce sujet, dernier petit lien pour la route vers cette démonstration par l'absurde de ce type décidément génial qu'est Franck Lepage, encore lui : https://www.youtube.com/watch?v=igwdC8N7QzA

Car je me méfie comme de la peste (brune ou quelle qu'en soit la couleur politique) de toutes les novlangues imposées sans en avoir l'air, vendues avec la bénédiction de tous comme une lessive à mieux laver les cerveaux, et qui cachent un terrorisme intellectuel d'autant plus pernicieux qu'il est inconscient (Cf le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie). Et j'essaie de demeurer toujours extrêmement vigilante à ne pas me laisser traverser par des (mal)façons de parler et de penser qui me seraient imposées à mon insu, sans mon consentement éclairé.

 

Dès qu'un mot se met subitement, du jour au lendemain, à revenir sur toutes les lèvres, sur toutes les ondes à une fréquence inédite, dans un sens inédit, l'alerte rouge s'allume dans ma caboche : attention, manipulation à l'oeuvre, propagande en marche. Et j'ajoute que ceux qui la propagent le font inconsciemment, en toute bonne conscience. Pas de procès d'intention ou de machiavélisme paranoïde dans l'histoire, pitié. Je crois profondément que l'immense majorité des gens en ce bas monde est mue par une bonne volonté commune.

Tout le monde connaît évidemment Orwell et son 1984, mais a-t-on entendu parler des travaux de Victor Klemperer sur la LTI (Lingua Tertii Imperii), linguiste juif allemand qui parvint miraculeusement à survivre dans l'Allemagne nazie et analysa dans un journal méticuleusement tenu toutes les manipulations opérées sur la langue allemande par le monstrueux régime en place ?

De plus en plus, ces dernières années, il semblerait qu'on assiste subrepticement, en douceur mais pas tant que ça, à un semblable glissement très dangereux vers toutes les périphrases susceptibles d'occulter le réel et d'interdire de le penser. Il faut rester vigilant et se garder des toutes les réductions de l'espace de pensée, de quelque côté qu'elles viennent.

Certes, on n'envoie pas au goulag les dissidents, mais le climat qui s'est développé en Europe, et en France en particulier, ces derniers temps m'évoque plutôt, très exactement, le maccarthysme. Condamnation à mort sociale, perte de boulot, d'amis, de tissu relationnel. Ceux qui, (de bonne foi, j'y tiens), croient combattre dans le camp du bien, en mettant toute leur intelligence, leur culture et leur générosité au service de leur cause, devraient s'interroger sérieusement, en toute honnêteté, sur cette tendance périlleuse de notre espace public. Et se demander qui gagne, finalement, à cette chasse aux sorcières. Car ce qui sort vainqueur de cette parole bâillonnée, ce ne sont certainement pas les valeurs qu'ils veulent défendre, mais au contraire un totalitarisme bicéphale dont ils ont eu la chance de ne pas encore faire plus intime connaissance.

Dites-moi d'où viennent les excommunications, je vous dirai où sont les dictatures, conscientes ou non d'elles-mêmes.

Car bâillonner toute contradiction en lui intentant les pires procès d'intention, c'est justement faire le jeu des sombres extrêmes qu'on cherche à combattre.

 

Et malgré les choix et les partis pris que j'assume pleinement, (parce que prétendre à l'impartialité ne peut être qu'une imposture), je respecte profondément la diversité des opinions, beaucoup plus que ce ton pamphlétaire ne peut le laisser croire.

Cela fait certes de nombreuses années que j'ai compris, avec une certaine amertume devant ce constat d'impuissance, qu'on ne convainc jamais personne par le discours, par le logos, si l’autre en face n'a pas déjà rencontré, par son expérience personnelle, un substrat où enraciner l'idée qu'on veut faire passer. En conséquence et en toute logique, il faudrait se taire et se résoudre au silence. Mais il est des silences imposés qui riment avec violence.

Et si ces centaines de ligne ne convainquent pas grand monde, elles n'auront pas été écrites en vain si elles ont au moins le mérite de mettre du baume au coeur du principal intéressé et de ses quelques fidèles amis qui partagent ses convictions, étouffant de ne pouvoir exprimer leur opinion sans susciter aussitôt des cris d'orfraie, pas seulement dans cette affaire mais en général. Car quand on partage l'avis du plus grand nombre, on ne se rend pas compte à quel point cela peut être oppressant de savoir ses idées tant à rebrousse-poil de son temps, intempestives au sens nietzschéen, "persona non grata", de devoir se taire sous peine de susciter des réactions de rejet indigné et vertueux. Et c'est un soulagement de se savoir compris au moins par quelques uns, même si cela demeure une piètre consolation.

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14 octobre 2016 5 14 /10 /octobre /2016 17:16

Si cela peut faire gagner du temps à quelques collègues, voici le petit vademecum transmis à mes chers élèves du club théâtre qui ont travaillé sans relâche l'an dernier pour présenter une version écourtée mais fidèle de Cyrano de Bergerac.

 

Le théâtre est à la fois un art de la vérité et de l'exagération. On doit y exprimer des sentiments humains avec justesse tout en les amplifiant. (Voir * au verso pour aller plus loin)

1°) Le texte

« Au commencement était le texte ». Pas de pièce sans son texte, qu'il faut servir et exprimer le mieux possible.

a) Respect du texte, donc, dans sa lettre et son esprit.

Bien articuler, ne pas écorcher les mots, ni avaler les syllabes, surtout quand il s'agit de vers : un vers boiteux (amputé d'un pied) vous fera trébucher et blessera l'oreille du spectateur éclairé.

 

b) Ne pas aller trop vite :

. Le jour du spectacle, on sera stressé, le cœur battra plus vite, on risque de parler avec encore plus de précipitation.

. Se laisser le temps de respirer entre les phrases, afin de ne pas être stoppé net à la première hésitation que le trac pourra infliger à une mémoire défaillante, et rendre ainsi plus claires pour le public les articulations et enchaînements du discours en les marquant par de brèves pauses. Ne pas craindre le silence : quelques secondes mettent en valeur le texte à l'oral comme une marge l'encadre à l'écrit.

. Laisser au spectateur le temps de comprendre et d'assimiler ce qui est dit.

Ne pas oublier qu'il découvre peut-être la pièce et qu'il ne la connaît pas par cœur, lui.

 

c) Tant que le texte n'est pas appris par cœur, il continue à passer par (la) tête, à monopoliser l'attention et l'énergie de l'acteur qui ne peut pas se consacrer au travail du jeu et de l'expression juste, qui ne peut pas « être » le personnage auquel il donne vie.

Il faut donc parfaitement maîtriser son texte pour être libéré du travail de la mémoire.

 

2°) Le ton

a) Le volume sonore : comme le nom l'indique, votre voix doit remplir le volume de la pièce et l'espace. Si l'on ne vous entend pas, vous aurez beau savoir votre texte parfaitement, jouer avec les nuances les plus subtiles, tout cela sera perdu pour le spectateur qui se demandera simplement ce que peut bien raconter cette personne qui gesticule sur la scène (et risque de vite s'ennuyer et se demander aussi ce qu'il est venu faire là.) Il ne faut pas crier (sauf si l'action l'exige) mais veiller à ce que « la colonne d'air » qui produit le son en faisant vibrer vos cordes vocales soit bien dégagée et amplifie le son avec le maximum d'intensité.

 

b) Quelles que soient les didascalies ou les exigences de la scène (« presque à voix basse », scène intimiste de confidences,...) ne pas oublier que l'on s'adresse toujours aussi au public au-delà du partenaire. Il faut donc toujours parler bien fort, quelle que soit la situation de la scène.

 

3°) Le geste

a) Les bras : ne pas les laisser ballants le long du corps, inexpressifs. Ils doivent toujours être occupés, en mouvement. Ils constituent une véritable ponctuation du texte, doivent le souligner de façon emphatique.

 

b) Le visage : on verra peu l'expression de votre visage au théâtre. On n'est pas au ciména, il n'y a pas de gros plan possible. Il faut tout amplifier : les sourires comme toutes les autres marques d'émotions (la colère, l'étonnement,...)

 

c) Le corps entier participe au jeu. Ce sont surtout les mouvements de la tête, du cou, de tout le corps qui doivent doubler les paroles, presque comme un film sous-titré ou traduit en langage des signes. Le public n'est pas malentendant, mais il faut quand même l'aider à mieux entendre, au sens de « comprendre » ce qui est dit, en mimant presque les répliques les plus imagées.

 

4°) Le placement

a) Ne jamais tourner le dos au public : la voix ne porte que dans la direction de la bouche de l'acteur qui agit comme un porte-voix, comme une caisse de résonance. Votre corps entier est un instrument de musique.

 

b) Vous devez diriger votre visage selon le bon angle, entre les trois pôles ci-dessous.

Il faut donc calculer son placement et l'orientation de son visage et de son corps en fonction :

- du public - de son partenaire - des micros éventuels.

 

c) Se méfier des déplacements sur la scène qui n'est pas extensible :

il faut ruser et donner l'illusion d'un mouvement sans pour autant trop changer de place et rester le plus possible au centre de la scène pour demeurer visible (et audible) du public.

 

5°) Le spectacle

« Show must go on » : quoi qu'il arrive, (sauf bien sûr en cas de danger), le spectacle continue.

Que quelqu'un arrive en retard, tousse, laisse tomber quelque chose, on ne détourne pas le regard, on continue ; que vous-même ou votre partenaire vous trompiez dans votre texte, on enchaîne, sans s'interrompre, sans faire de remarques ou de manières... Il y a des chances pour que le public ne se soit pas aperçu de ce qui n'était pas prévu.

 

* Pour ceux que cela intéresse d'approfondir la réflexion et d'aller plus loin.

1°) Le paradoxe de la vérité et de l'apparence est particulièrement marquant au théâtre, mais on peut aussi développer une comparaison avec l'architecture.

Par exemple, le Parthénon, à Athènes, forme un rectangle. Toutefois, comme il n'est pas destiné à être vu du ciel, mais du sol, la perspective déforme le rectangle et donne l'impression que c'est un trapèze.

Afin de corriger cette impression, les architectes ont modifié les proportions et ont construit un trapèze inversé qui donne l'illusion que c'est un rectangle parfait, même du sol.

Il faut donc que le dessin soit faux pour donner l'illusion du vrai.

De même au théâtre, il faut tout exagérer (la voix, les gestes, les expressions,...), forcer le trait pour corriger l'affaiblissement de la perception dû à l'éloignement du public par rapport aux personnages censés se parler l'un à l'autre. Il faut être audible à 50 mètres et non seulement à 50cm, même si l'on confie un secret à son meilleur ami ou qu'on est censé parler tout seul.

 

2°) Le philosophe des Lumières Denis Diderot (1713-1784) a exprimé, dans un dialogue intitulé « Le Paradoxe sur le Comédien », la subtilité de l'art du théâtre qui doit représenter fidèlement des sentiments humains tout en jouant des personnages fictifs, inventés.

 

3°) Boileau (1636-1711) écrivait dans « l'Art Poétique » une formule qui peut aussi s'appliquer au théâtre :

« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement

Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

 

4°) Autres lectures intéressantes

L'acteur et homme de théâtre Louis Jouvet (1887-1951) a aussi dit et écrit des choses intéressantes sur le sujet. Exemples de citations :

« Le personnage est d'abord un texte »

« Le théâtre est le domaine des apparences. »

« Le théâtre est une des ces ruches où l'on transforme le miel du visible pour en faire de l'invisible. »

« On fait du théâtre parce qu'on a l'impression de n'avoir jamais été soi-même et qu'enfin on va pouvoir l'être. »

 

 

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19 octobre 2013 6 19 /10 /octobre /2013 20:05

A propos de la dictée d'ELA 2013, association de lutte contre les leucodystrophies,

qui demande d'organiser dans les établissements scolaires une dictée et une course 

pour sensibiliser les élèves et rendre la solidarité plus visible.

 La dictée était intitulée « Changer le monde » et signée Joël Dicker,

prix Goncourt (des lycéens) et Grand Prix de l'Académie Française.

Elle comportait quinze fautes de grammaire !

La preuve ici : http://ela-asso.com/wp-content/uploads/2013/09/Dict%C3%A9e-20131.pdf

 

 

Analphabétisons en choeur

Lettre ouverte d’un professeur atterré

 

Certains esprits seront peut-être heurtés par la virulence de la réaction suivante (partagée par nombre de collègues). Qu’ils sachent que la violence est du côté de ceux qui maltraitent la langue.

Car violence a été faite au français, à ceux qui essaient d’en acquérir la maîtrise et à ceux qui tentent de la transmettre. C'est en effet seulement par respect pour les élèves volontaires et les gentils organisateurs que j'ai accepté de leur dicter ce texte et de corriger leurs copies.

 J'ai néanmoins pris la liberté de ne pas collaborer à ce massacre, de rétablir la syntaxe correcte lors de la dictée et de corriger en conséquence.

 

Les bons sentiments n'autorisent pas tout.

Tant d'inconscience enrobée de tant de bonne conscience est impressionnante.

Pousser la solidarité jusqu'à montrer combien la dégénérescence évolutive du français est avancée, et handicaper les élèves dans l'apprentissage de leur langue semble aller au-delà de la générosité requise en pareille circonstance.

Massacrer la syntaxe ne guérira personne. On atteint là des sommets de démagogie jeuniste à donner le vertige (ou la nausée, c'est à voir).

Que dirait-on si, en guise d'épreuve sportive, on demandait aux élèves de s'abîmer les articulations en courant le cross sur les talons sans plier les genoux, comme on a brisé les articulations syntaxiques de la langue dans ce texte ?

Que dirait-on si l'on demandait à des professeurs de mathématiques de faire copier des équations fausses aux élèves ? Pourquoi, alors, accepte-t-on que des professeurs dictent des phrases incorrectes écrites dans un français écorché vif ? D'ailleurs, même les élèves, pourtant peu familiers de l'imparfait du subjonctif, ont été choqués.

 

            Qu'un éditeur choisisse de publier un auteur dont la seule « audace » consiste à assécher la langue et aligner les clichés sans même prendre soin de masquer l'indigence de la pensée, c'est triste, mais c'est son droit.

            Que l'on décide ensuite de faire copier à des dizaines de milliers d'élèves de collège un texte comportant pas moins de quinze fautes de syntaxe et un vocabulaire d'une pauvreté affligeante, c'est inadmissible.

            Qu'on lui décerne en plus le Goncourt (des lycéens) et le Grand Prix de l'Académie Française, voilà qui est des plus inquiétants sur l'état de santé de la littérature française. Elle aussi, décidément, « va moins bien qu'hier et bien mieux que demain. »

            Ce texte somptueux fournit même aux élèves un magnifique slogan :

« On s'en fout, de la grammaire, aujourd'hui ! » dont on peut être sûr qu'il ne sera pas tombé dans de sourdes oreilles. Qu'importe si ce n'est qu'un personnage qui le dit sans avoir l'aval de son auteur (et rien n'est moins sûr) : la focalisation du discours et le statut du narrateur, voilà bien de quoi l'élève moyen se moque éperdument !

D'ailleurs, (et ce n'est pas innocent) c'est bien le même personnage qui énonce cette réjouissante exclamation, qui explique la maladie et qui projette de « changer le monde ». Rien que ça ? Voilà une pépite de grandiloquence qui réussit le tour de force d'allier boursouflure et platitude avec une béate assurance.

 

Il semblerait donc que oui, la langue et la littérature françaises soient elles aussi atteintes de leucodystrophie. Rarement adéquation du fond et de la forme aura été moins pertinente.

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10 juin 2010 4 10 /06 /juin /2010 08:36

 

Lavoisier.jpg

Et une tête de moins, une ! Comme le remarquait un savant après l'exécution : « Il ne leur a fallu qu'un moment pour faire tomber cette tête et cent années, peut-être, ne suffiront pas pour en reproduire une semblable. »

Ce 8 mai 1794, la Terreur révolutionnaire finissante ne languissait pas encore, et Lavoisier, chimiste de génie, après avoir décomposé l'air, finissait décomposé par le fer à 50 ans. Car Lavoisier ne s'intéresse pas qu'aux lois physiques : les lois politiques aussi éveillent son intérêt, et, brillant ici comme là, il développe le système métrique dans l'administration du royaume, et obtient à 26 ans un poste dans la Ferme générale. Il devient donc l'un des 28 Fermiers Généraux, (c'est-à-dire percepteur d'impôt en chef, fonction bien sûr hautement impopulaire), décapités le même jour, dans une belle unanimité.

Ce jour-là, le père de la chimie moderne demande un sursis, le temps d'achever une expérience. Réponse du président du tribunal révolutionnaire : « La République n'a pas besoin de savants ni de chimistes ; le cours de la justice ne peut être suspendu. » Oui da, mon brave, quelle lucidité ! On voit ce que donnent les républiques sans instruction et sans savant : de belles démocraties à la pointe du progrès où la population prospère dans le bonheur.

Il est vrai que sanguinaire et visionnaire vont rarement de pair.

Vrai aussi que dans l'Ancien Régime, il était rare que le loisir, l'instruction et les moyens nécessaires à des travaux scientifiques puissent se trouver sous le sabot d'un cheval de labour ou d'un petit paysan : il fallait être riche pour être savant. Mais tout privilégié ne l'était pas, et au moins celui-ci eut-il le mérite de faire bon usage de sa fortune.

Car non content de découvrir la composition de l'air en baptisant l'oxygène et l'azote, mais aussi l'hydrogène, d'expliquer l'oxydation du métal, il démontre la loi de la conservation de la matière, prouvant qu'elle ne disparaît pas par enchantement après combustion mais change seulement de forme.

Mais celui qui prouva que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » ne pouvait être apprécié d'un régime dont la devise était alors plutôt : « rien ne se garde, rien ne se réforme, tout se révolutionne (et se sectionne). »

Où poser ses alambics et ses cornues si du passé il est fait table rase ?

 

Publié dans l'Hebdo du Vendredi le 7 mai 2010

 

 

 

 

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9 mai 2010 7 09 /05 /mai /2010 15:46

Greuze : Le Fils ingrat


Entre la SNCF* échouée sur la grève, l'avion qui se crashe et le volcan qui tousse, les transports des semaines passées ne battirent guère de records de vitesse. Il faut dire qu'avec les tonnes de kérosène qu'on lui postillonne à la figure, il eût été étonnant que la surface terrestre ne finisse par éternuer ! Car la fonte des glaces (due au réchauffement climatique, donc en partie aux transports) diminuant la pression au sommet des volcans islandais, ceux-ci jaillissent joyeusement, comme des bouteilles de champagne sans bouchon. Version aérienne de l'arroseur arrosé : l'enfumeur enfumé.

Sans aller jusqu'à l'austérité mystique de Pascal (le moraliste et mathématicien du XVIIème siècle, pas la star de télé) pour qui « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », on peut se demander quelle mouche a piqué tant de gens pour qu'ils s'agitent ainsi frénétiquement d'un aéroport bondé à une gare surpeuplée. Entre tourisme de masse et délocalisations insensées, peut-être serait-il temps de revenir à plus de raison ? Qu'y a-t-il donc de si impérissable à l'autre bout du globe qui mérite de déplacer des montagnes de personnes et de fret ?

Comme si l'on voulait croire qu'on pouvait oublier ses soucis et se fuir soi-même en multipliant les kilomètres, alors qu'il est tellement moins cher de pratiquer le « voyage intérieur ». De provoquer des transports de joie et d'émotion en tous genres grâce à un livre, un film, ou simplement un peu d'imagination. 

« S'évader » en pensée. Une belle métaphore. Or « métaphore », en grec, ça signifie « transport » : on transporte littéralement le sens d'un mot de l'abstrait au concret, du propre au figuré. Et c'est drôlement moins lourd que des caravelles d'acier.


Mets ta laine et prends pas froid. Métaphore et prends pas l'train.


Publié dans l'Hebdo du Vendredi le 30 avril 2010

 

*Après l'Education Nationale - mammouth, voici la SNCF - baleine (échouée).

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9 mai 2010 7 09 /05 /mai /2010 15:33

 

 

 La gastronomie en trompe l'oeil : chefs d'oeuvre ou hors d'oeuvre ? Au plus près du réel, une exposition impressionnante pour papilles et pupilles à découvrir au Musée Le Vergeur. 

Sous le regard placide et bienveillant du couple de marchands soyeux qui observaient la scène depuis le magistral tableau de Jacob Backer, c'est un étrange ballet auquel on pouvait assister jeudi dernier. Un défilé d'apprentis marmitons chorégraphié comme une nuée d'étourneaux au plumage noir et blanc, qui apportaient sans relâche les mets les plus appétissants sur le rectangle nappé de blanc, dans un cérémonial aussi solennel que malicieux,... puisque les chefs d'oeuvre d'architecture culinaire étaient des faux ! Parodiant la pompe empesée des luxueux temples de la restauration, ils déclamaient la recette de ces plats bien trompeurs : « Macarons en plâtre et résine », avant d'ajouter une petite pirouette en rime « Des oeufs durs qui durent » concoctée avec leur professeur de français, M. Médina.

Comme le rappelait M.Alain Cottez, président de la SAVR et directeur du Musée Le Vergeur, «  il est fort logique que le musée accueille un festin, puisqu'il possède encore les meubles de l'hôtel particulier qu'il a toujours été, propriété d'Hugues Krafft, le fondateur de la Société des Amis du Vieux Reims qui y reçut la fine fleur de l'aristocratie européenne. »

C'est donc tout naturellement que la salle d'apparat prêta ses bas-reliefs Renaissance à ce Projet Artistique et Culturel imaginé par Catherine Stevenot, professeur d'art appliqué. Et de fait, le résultat est époustouflant ! L'exposition Au plus près du réel porte bien son nom, car c'est seulement de tout près que l'on peut distinguer le vrai du faux. Or ce soir-là,  préparations comestibles et sculptures en trompe l'oeil étaient mêlées, avec la complicité des professeurs d'art hôtelier du lycée : MM Ferrat, Theenivs et Pèse. Mieux valait exercer ses yeux avant d'user ses dents si l'on voulait les conserver intactes, et discerner qui, de ses papilles ou de ses pupilles, seraient les mieux à même d'apprécier ces plaisirs chatoyants. 


Publié dans l'Hebdo du Vendredi le 30 avril 2010
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9 mai 2010 7 09 /05 /mai /2010 15:23

 

Clair de lune, étude à Millbank   Turner

 

Mardi 27 avril à 20h au Conservatoire, le choeur Ars Vocalis tracera en images et musiques le portrait de chaque heure du jour. A voir et à entendre, paysages à la voix, au piano, en photos.


On connaissait les peintres paysagistes : voici le choeur dessinateur. En cela bien aidés par les compositeurs choisis, les choristes dirigés par Hélène Le Roy seront accompagnés par le piano d'Elodie Raimond et les photos de l'UPR (Union Photographique Rémoise) pour illustrer les moments d'une journée à travers chants, sur fond d'images fixes, mobiles ou d'ambiances lumineuses projetées. Une collaboration inédite et une expérience artistique nouvelle menée dans le cadre des concerts de l'ADAC par ce choeur champenois qui innove depuis vingt ans afin de faire découvrir, jusqu'à Aix la Chapelle ou Salzbourg, des compositeurs contemporains sans pour autant oublier les grands classiques.

 « A la différence de la musique instrumentale qui demeure dans l'évocation, la musique vocale portée par le texte est explicite » rappelle Hélène Le Roy. C'est donc tout naturellement, sans le recours à l'extrapolation subjective de telle ou telle atmosphère sonore, que les oeuvres de chacun des douze compositeurs français et allemands interprétés mardi ont trouvé leur place pour scander de leurs palpitations musicales la course du soleil de l'aube au crépuscule : du An die Sonne de Schubert consacré au lever de l'astre jusqu'au Chant de la nuit de Florent Schmitt ou au Nocturne de Joseph Guy Ropartz, en passant par le Soir de Neige de Poulenc, sans oublier Debussy, Schumann ou encore Darius Milhaud, on aura l'occasion d'éprouver le pouvoir de suggérer, par le jeu des polyphonies vocales et les résonances du piano, par l'imagination et le talent des artistes, les variations de la lumière ponctuant l'alternance sans fin réitérée d'ombre et de clarté qui rythme imperturbablement toute existence terrestre.


Publié dans l'Hebdo du Vendredi le 23 avril 2010







 

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9 mai 2010 7 09 /05 /mai /2010 14:31

 

 

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Enfants ukrainiens en 1933


"Ah, les jolies colonies des goulags..."

Aujourd'hui encore, certains font preuve d'indulgence, presque de nostalgie, envers leurs attendrissantes erreurs de jeunesse et les horreurs perpétrées au nom de cet idéal qui fait tant rêver. Et pourtant, si, la lucidité était possible. Certains ont vu (cf Raymond Aron, L'Opium des Intellectuels. Voir aussi, un siècle plus tôt, les analyses de Bakounine et Feuerbach qui avaient vu, déjà, chez Marx, le père intouchable, la dérive totalitaire inévitable de sa dictature du prolétariat et de sa religion sans dieu).

Ainsi lisait-on récemment à propos d'un documentaire sur "Les Rescapés du goulag" que des Juifs furent sauvés de l'Holocauste "grâce" aux goulags, ces joyeux camps de remise en forme.

Certes, dans le chaos des années de plomb et la loterie des déportations, certains ont pu échapper à la peste en survivant au choléra. Mais est-ce bien honnête de ne pas mentionner aussi que, durant le pacte germano-soviétique, Staline renvoyait à Hitler les Juifs qui fuyaient les persécutions nazies ? Qu'il déporta des dizaines d'ethnies rétives à la collectivisation de ses républiques dans les mêmes wagons à bestiaux, les rayant simplement de la carte ? Qu'il génocida par une famine organisée entre 4 et 6 millions de paysans ukrainiens en une seule année ? Que les SS prirent modèle sur les goulags ("Vingt ans d'expérience feront toujours la différence") pour construire leurs camps de concentration et leur appareil totalitaire, au cours de voyages d'étude et de stages organisés entre bons camarades ?  Qu'on y envoyait pour des années des ouvriers à cause de quelques minutes de retard à l'usine ? Qu'on y fusillait sans sommation pour un pas titubant de travers dans les rangs, considéré comme une tentative de fuite ? Qu'on pratiquait aussi, dans certains camps et dans les asiles psychiatriques, d'effroyables expérimentations médicales ? 

N'est-ce pas cautionner les pires abominations de sous-entendre que déporter, torturer, exécuter, épuiser aux travaux forcés, génocider, affamer des millions de personnes, c'est "moins grave", "plus humain", si c'est pour une idée généreuse comme le communisme et non à cause de la haine raciale ?

Ca lui fait une belle jambe, au supplicié, qu'il ait été sacrifié au nom de la dictature du prolétariat et pas de son ethnie !

La seule mesure éthique en ces domaines est la souffrance humaine. Toute autre ratiocination est monstrueuse.

Même Poutine s'incline à Katyn, c'est dire ! Mais s'il faut payer chaque massacre reconnu par le crash d'un avion, ça va finir par coûter cher.

 

***

Rappel de quelques modestes bilans approximatifs (pour cause d'archives toujours verrouillées et souvent supprimées) : 

Staline : 20 millions de morts, dont environ 5 millions de paysans ukrainiens affamés méthodiquement en 1933. 

Mao : 60 millions de morts, dont 30 millions lors du Grand Bond en avant de 1958, dix ans avant les défilés d'étudiants maoïstes en mai 1968. Ceux-là mêmes qui continuent inlassablement, la conscience immaculée, de stigmatiser le moindre contradicteur en l'accusant de fascisme.

 

Vous reprendrez bien un peu de décence ?

 


Version longue de l'article publié dans l'Hebdo du Vendredi le 16 avril 2010

 

 

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Anne Paulerville

  • : La danse du sens
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Il paraît que le sens peut danser sur les mots


Ceci est un book en ligne. Y sont archivés la plupart des deux cents articles publiés dans la presse depuis octobre 2008, toujours au minimum une semaine après leur publication, afin d'y être consultés si besoin est.
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Ces textes furent rédigés pour une presse dite populaire : la prise en compte du lectorat limite donc l'usage des références culturelles et des figures stylistiques.



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